La Brenne, paradis des cistudes
En Brenne, chaque printemps, des tortues sortent encore de l’eau pour donner la vie. Reportage sur les cistudes au pays des mille étangs.
En Brenne, chaque printemps, des tortues sortent encore de l’eau pour donner la vie. Reportage sur les cistudes au pays des mille étangs.
L’inquiétude monte. Depuis des heures, nous parcourons des digues de terre battue en scrutant la surface des étangs. Que cherchons-nous ? Un périscope vert et jaune caché entre des feuilles de nénuphars ou une carapace acajou posée sur un tronc couché dans l’eau. On raconte qu’il y aurait ici près de 100’000 cistudes, une population unique pour toute l’Europe occidentale. Mais alors, où sont-elles donc passées ?
Bijou préhistorique
Après un mois de mai exceptionnellement pluvieux, début juin est enfin arrivé. Le déluge paraît terminé, mais il fait froid et gris. Certainement pas un temps de tortue. Alors, la mort dans l’âme, nous rebroussons chemin le long des talus couverts de campanules. Et là, tout à coup, une bête au dos rond apparaît devant nous comme par magie au milieu du chemin. Cadeau ! Nous nous approchons tout doucement, nous admirons sa dossière magnifiquement ouvragée. On dirait un grand bijou forgé par un artisan préhistorique. La cistude d’Europe rentre pattes, tête et queue pendant quelques secondes, puis elle reprend sa marche décidée. Tonnerre, elle va bien plus vite que dans la fable…
Les mains tremblantes d’excitation, je sors du sac à dos mes deux caméras et improvise le tournage d’une Minute nature. Puis mon ami Patrick Luneau prend la bête dans ses mains et lui palpe délicatement le ventre : « Plastron convexe, carapace marquée par les ans : c’est une femelle déjà assez âgée. Tiens, elle n’a plus d’œufs, sans doute a-t-elle déjà pondu cette nuit. Elle est sur le chemin du retour. » Puis il repose par terre la bête qui s’éclipse dans le fossé. « La cistude est l’animal qui m’émeut le plus. J’admire sa manière de vivre à son rythme tranquille. A force de prendre le temps, les tortues ont traversé 200 millions d’années. Respect ! »
Malgré une météo défavorable, cette femelle est quand même sortie de l’eau pour aller déposer ses œufs sur la terre ferme. Il y a donc un espoir d’assister ce soir au grand spectacle.
«Viens début juin, ça sera top. Il fera beau et chaud, on ira voir la ponte… » m’avait-il dit au téléphone. L’invitation enthousiaste de Patrick, un passionné des cistudes, mettait à portée de main l’un de mes rêves de gosse. J’ai toujours voulu assister à l’apparition de tortues marines sur une plage. Les voir se hisser sur le sable, creuser, pondre puis repartir dans un grand mystère bleu. Observer une cistude donner la vie au coin d’une prairie ou sur un talus, c’est certainement tout aussi magique. Voilà pourquoi j’ai bravé inondations et grèves SNCF pour le rejoindre en Brenne, au pays des tortues.
Un paysage pour la carpe
La Brenne ? Un petit coin de France profonde préservé et réputé pour ses étangs. Combien y en a-t-il au juste ? « 2500 si tu comptes uniquement les plans d’eau plus grands qu’un demi-hectare. » A partir du XIIIe siècle, entre les villes de Châteauroux et de Le Blanc, l’homme aménage d’innombrables plans d’eau pour élever des brèmes puis des carpes introduites depuis le bassin du Danube. Vue à vol de héron bihoreau ou de guifette moustac, la Brenne déploie une multitude de miroirs bleus dans un camaïeu de haies, de landes et de prairies. Car ici, grâce à un sol rocheux et acide, le bocage a survécu. Et cela, pour la cistude, c’est capital. Certes, la tortue bourbeuse passe une grande partie de sa vie dans l’eau. Mais il lui faut aussi des sites de ponte secs, ensoleillés, à l’abri de toute inondation et idéalement situés à proximité pour éviter de longs voyages. Voilà tout l’intérêt des prairies gorgées de soleil, des talus sableux et des petites buttes de grès appelés buttons caractéristiques du paysage traditionnel brennou.
Herbicides et coquilles vd’œufs
Le soir venu, je retrouve Patrick à une dizaine de kilomètres de là, le long d’un chemin sableux perdu entre étangs, prairies, bosquets et vieux chênes à perte de vue. Le paysage est idyllique, l’air saturé de chants d’oiseaux.
Alors, tout va-t-il bien ici dans le meilleur des mondes ? Mon guide nuance : « Ces vingt dernières années, la plupart des étangs ont été traités aux herbicides. Les pisciculteurs font disparaître la végétation aquatique pour augmenter la production de carpes. Et puis, de plus en plus d’exploitations agricoles sont converties en domaines de chasse où tout est fait pour favoriser le sanglier. » En clair, les prairies sont labourées et plantées d’ajoncs ou d’épineux. Pour le sanglier, on fabrique artificiellement de la friche sur des dizaines d’hectares. On plante même du maïs rien que pour le gros gibier. Le paysage se referme, les sites favorables à la ponte se raréfient et le sanglier en surnombre rejoint la cohorte des prédateurs d’œufs.
« Tiens, là, regarde ! » Devant nous, il y a justement un trou dans le sol avec des fragments de coquille encore humide. Le renard est passé par là. Ces œufs sont très grands, plus de deux centimètres de long. Dans son ventre, la cistude en mûrit chaque année six à neuf, parfois jusqu’à dix ou douze. La plupart du temps, ils se feront tous manger. Mais une tortue peut se reproduire pendant des décennies. Il suffit d’une ponte qui échappe au massacre pour perpétuer l’espèce. C’est la grande loterie de la vie et de la mort.
Dix mètres plus loin, nous trouvons une autre ponte dévorée sur le chemin. Puis une troisième, une quatrième non loin de là, dans un talus de terre sèche. La nuit tombe, deux engoulevents dansent dans le ciel rose en claquant des ailes. On aimerait tellement voir la carapace d’une cistude sous la lune. Alors, nous patrouillons encore longtemps avec nos lampes frontales avant de rentrer bredouilles.
Des bébés sur le papier
Le lendemain matin, le soleil arrive enfin. Devant la Maison de la nature de la Réserve naturelle nationale de Chérine, nous retrouvons le peintre naturaliste Denis Clavreul venu tout exprès de Nantes pour illustrer ce reportage. La passerelle qui permet d’entrer dans le centre d’accueil enjambe une mare couverte de lentilles d’eau. On scrute à tout hasard la surface. Un, deux, trois… quatre minuscules bébés tortues se cramponnent tant bien que mal à des branches ou à des tiges sèches.
Quand ces jolies petites bêtes toutes rondes sont-elles nées au juste ? Réponse du garde-animateur de la réserve Julien Vèque : « Elles ont dû sortir de leur œuf en octobre dernier. En Brenne, nous sommes en limite climatique pour les cistudes. La plupart des jeunes préfèrent rester sous terre tout l’hiver et n’émergent qu’au mois d’avril. » Pendant ces explications, Denis Clavreul sort de son cartable une feuille blanche. Son crayon sûr et rapide trace des formes, ses touches d’aquarelle restituent des couleurs. Et hop, en deux temps trois mouvements, les cistudes prennent vie sur le papier.
A Chérine, les tortues font l’objet d’un suivi scientifique depuis plus de 10 ans. Ce printemps, pour la première fois, les chercheurs sont parvenus à équiper de micro-émetteurs des jeunes au moment de leur sortie de terre. Julien Vèque poursuit. « On pensait qu’après l’émergence, les jeunes fonçaient vers l’étang le plus proche. Or, le premier mois, ils se sont réfugiés dans un fossé, une flaque ou une ornière à proximité immédiate du site de ponte. Peut-être est-ce à la faveur d’une saison très humide qui a multiplié les points d’eau. »
Les touristes à la rescousse
Nous nous déplaçons dans un des observatoires « En Brenne, les gens ne se rendent pas toujours compte de la richesse de leur patrimoine naturel. Or ce patrimoine subit une pression de plus en plus forte. Le développement d’un tourisme doux est à mon avis le meilleur moyen de donner de la valeur aux paysages traditionnels et aux étangs encore intacts. Pour cela, la tortue est un atout extraordinaire. Cet animal sympathique est tout naturellement devenu la mascotte du Parc naturel régional et notre meilleure ambassadrice. »
La corneille et la tortue
Quand la lumière devient oblique, nous retournons au site de ponte. A 21h30, nous marchons en silence le long du chemin. Soudain Denis s’exclame :
« Là, une tortue ! »
En effet, un dos rond avance devant nous en se dandinant de droite, de gauche. La cistude longe les hautes herbes du talus. Et tout à coup, elle bifurque à angle droit et disparaît entre les graminées. Incroyable, on dirait qu’elle sait exactement où elle va. Un peu plus loin, nous surprenons sur le chemin une corneille qui n’est probablement pas là par hasard.
A vingt mètres, sur la butte orientée plein sud, il y a une seconde tortue plaquée contre le sol.
Le reptile creuse alternativement avec ses deux pattes en se déhanchant curieusement. Spectacle incroyable ! Cette créature aquatique a traversé des broussailles, des ajoncs, des fossés pour venir déposer son trésor au milieu des grillons sur ce petit coin de terre sèche. Lentement, on dirait que la bête s’enfonce dans le sol. Patrick explique en chuchotant.
« En général, la cistude ameublit la terre en vidant ses deux réservoirs à eau. Puis elle creuse un trou en forme de poire profond d’une dizaine de centimètres : la longueur de ses pattes. Il ne faut surtout pas nous approcher ! Dérangée, elle risque de s’immobiliser pour de longues heures ou d’abandonner. En revanche, une fois que la mécanique est enclenchée, j’ai observé que plus rien ne l’arrête, pas même parfois la présence d’un prédateur. La tortue dépose délicatement ses œufs un à un au fond du trou avec l’aide d’une de ses pattes aux griffes rétractées. Puis elle rebouche la terre et tasse finalement le tout avec son plastron. »
Ne la dérangeons pas davantage. On continue sur le chemin.
Ici ou là, il y a des trous de ponte visibles, signe de prédation ou de creusage interrompu. Et voici cent mètres plus loin une nouvelle tortue en plein chantier. Et bientôt une troisième. On regarde ses pattes fouisseuses à l’œuvre à travers nos jumelles. Denis dessine. A l’instant où je lève les yeux de sa feuille, me voici nez à nez avec un blaireau qui fait sans doute ses courses le long du chemin…
Au crépuscule, les engoulevents volent à nouveau, un gros lucane passe en vrombissant, les rainettes commencent à chanter. Nous rentrons heureux sous un croissant de lune. Ce soir, nous avons eu le privilège d’assister à un spectacle antédiluvien. Les œufs sont en terre mais les prédateurs rôdent. Bonne chance, les petites…
Patrick Luneau
- 1956 Naissance à Issoudun dans l’Indre
- 1990 Après 6 ans comme enseignant primaire, travaille pour le cinéaste animalier Laurent Charbonnier
- 1995 Commence à réaliser des documentaires animaliers avec les photographes Nicolas Van Ingen et Jean-François Hellio
- 2000 Sort le film La cistude d’Europe après deux ans de tournage
- 2002 à 2008 Directeur du Centre d’initiation à l’environnement de la Brenne
- 2015 Auteur de la collection de livres « La nature en famille » pour La Salamandre
Et encore...
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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