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Les émois du chamois
Avec les chamois des Alpes en rut
Il est un rendez-vous annuel que le cinéaste de montagne Erik Lapied ne manquerait pour rien au monde : les amours du chamois. Notes de terrain de mi-octobre à début décembre.
Il est un rendez-vous annuel que le cinéaste de montagne Erik Lapied ne manquerait pour rien au monde : les amours du chamois. Notes de terrain de mi-octobre à début décembre.
Depuis trente-cinq ans, avec ma femme Anne, je chemine sur la trace animale. Au fil du temps, le chamois a développé sur moi un effet presque thérapeutique. Où que je me trouve, c’est le seul animal dont le nom suffit à me replonger instantanément dans les grands espaces, la verticalité, le roc, la neige, le froid. Je ne compte plus les dizaines de milliers de mètres de dénivelé, les bourrasques de neige qui transpercent le visage, le soleil qui brûle les yeux ou les passages au-dessus du vide pour rejoindre ses refuges.
Tout au long du rut, la sexualité des boucs s’exprime à travers une agitation très ritualisée et une agressivité menant parfois à des combats sans concession. Commençons l’observation à la mi-octobre déjà pour tenter d’en comprendre les prémices.
Prologue doré
15 octobre L’hiver n’est pas loin sur les montagnes. La semaine dernière, le froid s’est imposé et il a neigé trois jours en altitude. Je remarque de grands rassemblements de chamois par-delà les derniers mélèzes, là où les pentes résistent encore au blanc en laissant pointer de l’herbe jaunie un peu partout. Depuis la naissance des chevreaux, au printemps, les femelles se sont regroupées en chevrées qui fusionnent à l’automne.
18 octobre Grand beau. Par un sentier sinueux, je progresse vers un monde où l’homme est peu présent. C’est un jour de mélèzes d’or, d’ombres couleur d’encre, où chaque détail semble ciselé par une lumière d’une pureté sans défaut. Sérénité et calme d’un jour d’automne où il ne se passe rien. Les gracieuses silhouettes des chamois se gavent autant qu’elles peuvent ou ruminent allongées dans la volupté d’un soleil encore tiède. Je m’étire et cède à une irrésistible sieste.
Le rut viendra plus tard et je ne m’en plains pas.
Les solitaires
20 octobre. Aujourd’hui, la montagne terne et froide semble engourdie sous un ciel bas. C’est l’un de ces matins où j’aime partir tôt en me disant que la météo s’est peut-être trompée. Jour de silence et de solitude. Envolés très loin, la pie-grièche, le monticole et le traquet motteux. Disparues sous terre, les marmottes. Absent, le fidèle renard de la combe. Il ne me reste plus qu’à guetter dans la froidure et espérer l’inattendu. Voici deux heures que je suis posté à 2 200 m, avec pour seule compagnie des nuages. Ils dansent et s’accrochent aux éperons rocheux qui me dominent. A mes pieds, un grand pierrier se déroule jusqu’à la forêt.
Enfin, un chamois solitaire émerge des brumes, court d’une vire à l’autre, s’exhibe avec arrogance sur les promontoires de la falaise. Il cherche quelque chose ou quelqu’un. Il ignore le gypaète qui rase la falaise avant de disparaître dans le brouillard. Plus tard, un autre mâle solitaire affiche la même fougue. Le rut est annoncé.
Des perles de cristal
24 octobre Trépied, objectif, jumelles… Le sac lourd de métal et de verre du cinéaste animalier pèse sur mon dos. La forêt est derrière nous et je m’arrête pour souffler un peu. Anne m’accompagne avec la caméra et un bon casse-croûte. Son léger signe de tête m’indique qu’il se passe quelque chose. En contre-jour, deux jeunes mâles se jaugent et se mesurent. Tout à coup, l’un d’eux s’asperge d’urine ! En même temps, il secoue énergiquement l’impressionnante crinière qui orne son échine de la nuque à la queue. Haute de 25 à 30 cm, celle-ci est mue par un muscle qui peut la dresser verticalement pendant le rut et intimider les rivaux.
Le chamois est en parfait contre-jour et je distingue, telles des perles de cristal, les gouttes d’urine projetées à près de 3 m de hauteur. Puis, les deux compétiteurs remontent à vive allure 200 m de dénivelé. Malgré une forte motivation, il nous faut une demi-heure pour gravir cette pente ridicule pour eux… Et trouver un emplacement qui ne perturbera pas le cérémonial de leurs jeux amoureux.
Bien qu’ayant atteint leur maturité sexuelle dès l’âge de 18 mois, ces deux jeunes mâles ont été jusque-là brimés par des dominants jaloux et écartés des précédents ruts. Cette année, manifestement, la grande aventure commence pour eux. Pendant deux heures, j’observe les incessantes montées et descentes de ces magnifiques bêtes aux flancs sombres et luisants. Ils se jaugent et marquent les longues tiges des herbes à l’aide de leurs glandes rétro-cornales odorantes. L’un a l’air de vouloir en rester là, mais l’autre ne le lâche pas. Alors qu’ils se font face, sans prévenir, le plus gros fonce tête baissée sur son compagnon, qui esquive le coup de justesse et plonge comme un fou dans la pente. Cette escarmouche dénote dans le vallon où le calme domine encore au cœur des autres hardes.
La fête n’en est qu’à ses balbutiements. Le plein rut n’est annoncé que pour la seconde quinzaine de novembre. La stimulation hormonale provoquée par le raccourcissement du jour déclencherait le processus.
Le bon jour
15 novembre -7 °C. La neige tient sur les sommets. Les chamois sont à fond. Moi aussi ! Hier, j’ai repéré quelques poursuites effrénées, un accouplement et des coups de cornes sans gravité.
Je me suis couché tôt la veille, je n’arrivais pas à m’endormir, trop pressé de remonter là-haut. Réveillé dès les premières lueurs, je marche d’un pas lent et régulier sur un itinéraire familier mais escarpé, qui devrait me conduire à la soixantaine de chamois du vallon. Je traverse un couloir gelé et me voilà enfin sur la croupe où des bêlements rauques me ramènent à la réalité du rut. Ne pas se précipiter, ouvrir la thermos de citron-gingembre, se poser et essayer de comprendre.
Les hardes ont bougé depuis la veille. Le beau mâle reconnaissable à sa corne cassée, hier dominant d’un harem, a été éjecté par un autre mâle. Rares sont les boucs qui arrivent à tenir une chevrée plusieurs jours de suite. Le statut de dominant peut se redistribuer à tout moment.
Plus haut, autour d’un rocher, un magnifique bouc a rassemblé un harem conséquent, composé de douze femelles. Il attise les convoitises. Pour tenir à distance deux jeunes mâles à la recherche de compagnes, il déploie un arsenal de postures codifiées. En un clin d’œil, chaque chamois jauge précisément son adversaire. Tête haute, crinière dressée, le dominant fait quelques pas dans la direction des jeunots. Ils déguerpissent… avant de revenir.
Le duel des boucs
L’affaire se complique avec l’arrivée d’un rival dans la force de l’âge. Les intimidations du dominant sont sans effet. Il passe alors au stade deux : la position du bélier prêt à charger. Inefficace. Le premier se rapproche. Les deux protagonistes tournent l’un autour de l’autre en gardant 3 m de distance. Le rival vient de dépasser la distance de sécurité. Il s’avance plus près et fixe dans les yeux le maître des lieux. Une longue seconde précède une inévitable poursuite. Aucun obstacle, rocher, neige, torrent, ne les arrête dans cette descente vertigineuse. Ils sont déjà 300 m plus bas. Les bêtes halètent. Les pierres roulent. Leurs bonds, incroyablement longs, me sidèrent par l’aisance de leurs réceptions.
Trois chèvres suitées par leurs petits de l’année et une éterle, une jeune femelle entre 12 et 24 mois, en profitent pour s’échapper du harem. Pendant ce temps, les deux adversaires ont franchi le torrent et se poursuivent sur l’autre versant. Le dominant, plus lourd, oreilles rabattues, cherche à encorner son concurrent qui s’épuise. A la faveur d’une plaque de glace, un rapide coup de corne dans le flanc précède un second sous l’abdomen. Le perdant reste prostré entre deux blocs rocheux, la langue pendante et les yeux exorbités.
Bien qu’épuisé, le vainqueur rejoint le plus vite qu’il peut son harem disloqué. Les jeunots n’ont pas eu le temps de féconder une femelle et s’écartent à son arrivée. Ces préliminaires, pour le moins sportifs, ont un coût qui affectera la survie des mâles les plus faibles. Depuis plusieurs jours, le dominant, comme d’ailleurs les autres mâles amoureux, ne prend plus le temps de se nourrir, puise dans ses réserves de graisse et se contente de manger de la neige.
Le bouc rejoint au galop les trois fugitives et leurs petits qui broutent dans une pente herbeuse. Les chèvres feignent de l’ignorer. Tête en arrière, lèvres retroussées, le mâle approche par-derrière l’une d’elles. Il tente en vain une saillie, mais la femelle s’accroupit, urine, fait quelques pas et reprend son repas. Le mâle flaire le sol, hume l’air et n’insiste pas. La jeune qui les accompagne ne l’intéresse pas. Rares sont les femelles qui se reproduisent avant l’âge de 3 ans. Il finit par s’allonger, mais reste en alerte.
Saut dans le vide
22 novembre Un léger brouillard s’étire entre les mélèzes. Dans cet univers gris et feutré, seul m’accompagne le bruit de mes pas. Sursaut. Une pierre siffle et fend l’air à quelques mètres. Elle précède le son presque imperceptible d’une galopade qui semble venir à ma rencontre. Je me fige dans la pente. Le souffle saccadé de deux chamois en cavale précède la vision fugitive d’un débordement de vitalité. Ils passent à quelques mètres de moi, sans dévier leur trajectoire d’un sabot, et disparaissent comme ils sont venus, happés par la brume. Rêve, magie ou simplement fureur de vivre ?
Plus haut, juste avant la neige annoncée pour l’après-midi, j’émerge de la brume et retrouve les chamois sous un plafond gris couleur de plomb, dans un froid humide que je déteste. Aux jumelles, je devine, au fond du vallon, un aigle et un gypaète autour d’une charogne de chamois. Victime du rut ? Je n’en saurai jamais rien, car je n’irai pas plus loin. Même les combats les plus violents ont rarement une issue fatale.
J’ai rejoint une cavité exiguë qui offre une vue imprenable. Dans la gorge, un mâle harcèle une femelle non consentante, coincée sous un surplomb. Il paraît furieux. Dos plaqué au rocher, la chèvre fait face à ce prétendant qui, dans un équilibre précaire, gagne du terrain. Il lui assène des coups de cornes et de pattes pour la déstabiliser.
Après trente minutes, sans prévenir, la chèvre se jette dans le vide. Un saut de 3 m. Elle disparaît rapidement derrière un éperon, suivie par le bouc bien décidé à conclure. Frigorifié, les articulations grippées, je me déploie péniblement et remonte vers le sentier. Les premiers flocons tournoient. Je rentre me réchauffer.
Blanc épilogue
5 décembre Il a beaucoup neigé. Cette fois, raquettes aux pieds, je trace laborieusement à travers la forêt avec Anne, autant pour redescendre le matériel resté en altitude que pour savoir où en est le rut.
A 2 300 m, le vallon est presque désert. Le chamois est l’un des seuls à rester là-haut en hiver. Il sait résister aux tempêtes, se nourrir dans les couloirs d’avalanche, trouver un abri dans les parois balayées par le vent… Nous restons humbles et discrets parce que nous ne sommes que de passage sur leur territoire. Même avec nos équipements sophistiqués, nous ne pourrions survivre plus de quelques jours dans leur royaume. Anne a l’œil rivé au viseur de la caméra et immortalise une incroyable poursuite de deux mâles dans une falaise enneigée. Une chute de 15 m des protagonistes et un atterrissage dans la poudreuse clôt la scène. Bref instant de suspens… avant la reprise de la course.
Dans la neige, les tranchées tracées par les bêtes convergent vers le bas. Une chèvre retardataire progresse par sauts. Je mets quelque temps à m’apercevoir qu’elle n’est pas seule : les oreilles noires de son petit émergent de temps en temps de la poudreuse. Et puis, sans doute porte-t-elle dans son ventre l’espoir d’une nouvelle génération, fruit d’un rut qui se répète depuis des milliers d’années.
Chamois des Alpes
Rupicapra rupicapra
Mâle bouc / Femelle chèvre / Jeune de l’année chevreau
Mâle 1-2 ans éterlou / Femelle 1-2 ans éterle
Famille des bovidés / Sous-famille des caprinés
Ordre des ongulés (avec bouquetin, cerf, sanglier…)
Poids 30-45 kg (mâle) / 20-35 kg (femelle)
Hauteur au garrot 70-80 cm
Longueur du corps 125-135 cm
Longévité record 25 ans
Erik Lapied
Cinéaste indépendant depuis trente-cinq ans, Erik Lapied réalise des films de montagne en équipe avec sa femme Anne et sa fille Véronique. Plusieurs de ses documentaires ont été produits ou diffusés par La Salamandre. Chaque année, il suit le rut du chamois en Savoie ou en Italie toute proche dans le parc national
du Grand-Paradis.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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