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Chêne, arbre de vie
Aux racines de l’alliance entre le chêne et l’humain
Le chêne a accompagné le développement de toutes les civilisations européennes. Remontons le temps avec l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi pour cerner les enjeux actuels d’une relation presque fusionnelle.
Le chêne a accompagné le développement de toutes les civilisations européennes. Remontons le temps avec l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi pour cerner les enjeux actuels d’une relation presque fusionnelle.
Pierre Lieutaghi
Ethnobotaniste, penseur et écrivain, il est attaché au Muséum national d’histoire naturelle (Paris). Ce Breton, un quart chinois, a initié les jardins ethnobotaniques de Salagon à Mane (Alpes-de-Haute-Provence). Auteur d’ouvrages de référence tels que Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux (1969), Une ethnobotanique méditerranéenne (2017) ou La Surexplication du monde (2020), il a passé soixante ans de sa vie à décrypter les relations entre les hommes et les plantes, qu’il place au centre du processus de civilisation.
Pierre Lieutaghi, vous vous êtes beaucoup intéressé au chêne durant vos années de recherche. Revêt-il une importance particulière à vos yeux ?
Oui, j’aime beaucoup cet arbre qui a marqué mon enfance. J’ai vécu dans la Bretagne des années 1940 où le réseau du bocage, essentiellement composé de chênes pédonculés, était encore très dense. Bien que linéaires, ces espaces boisés reconstituaient à peu près la riche biodiversité d’une forêt. Plus tard, je suis revenu à ces arbres avec un regard plus scientifique, alors que je travaillais sur Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux. Je leur ai consacré pas mal de pages, car ils constituent la majorité des peuplements forestiers d’Europe occidentale de basse et moyenne altitude.
Comment les premiers humains perçoivent-ils ces arbres ?
Il y a 8 000 ans, au Néolithique ancien, les forêts européennes sont surtout composées de feuillus et le chêne est de loin l’essence la plus représentée, que ce soit sur le Plateau suisse, en Bourgogne, en Normandie ou dans le sud-ouest de la France. L’être humain craint ce maillage de troncs énormes et d’arbustes. Il ne s’y aventure que pour chasser. Ces vastes surfaces boisées abritent pléthore de ruminants comme l’aurochs, le cerf ou le bison. On incendie la végétation pour en faire sortir les animaux, parfois pour les pousser vers le sommet des falaises d’où ils se jettent.
Comment prend-on conscience que le chêne en tant que tel peut être utile ?
On remarque tôt les qualités du bois de chêne, à la fois résistant à l’eau, solide, durable et relativement facile à travailler. On fabrique par exemple des pirogues taillées d’une seule pièce au bord des lacs suisses. A l’époque palafittique, il y a 7 000 à 2 500 ans, les villages au bord de l’eau sont portés par des pilotis en chêne. L’arbre prend une importance considérable à partir de l’âge du fer, vers 700 ans avant notre ère, lorsqu’on invente des outils suffisamment efficaces pour l’abattre et le travailler facilement. C’est à ce moment-là que les forêts commencent à reculer partout en Europe.
Le temps de l’invasion
Repliés sur le pourtour méditerranéen et dans les Balkans durant les glaciations, les chênes européens profitent du réchauffement pour remonter vers le nord, après la fonte des glaces, vers 11 000 ans avant notre ère. Aidés d’oiseaux comme le geai et autres corvidés qui transportent leurs glands, ils recolonisent le continent en 7 000 ans, au rythme annuel moyen de 380 m.
Les différents chênes se répartissent selon leurs exigences. Le chêne pédonculé s’installe dans les régions atlantiques, le chêne sessile gagne les zones intérieures jusqu’au sud de la Scandinavie, le chêne pubescent ne dépasse pas le sud de la Belgique et le Jura suisse tandis que le chêne vert reste dans la région méditerranéenne. Ainsi, au début du Néolithique, une forêt de chênes quasi ininterrompue couvre les basses régions de Suisse et de France.
Que deviennent les grandes forêts de chênes ?
Les Romains et les Grecs, civilisations les plus avancées de leur époque en Occident, mettent à sac les forêts du bassin méditerranéen en édifiant leurs cités. Ils brûlent le bois de chêne pour cuire les briques nécessaires à la construction. Les Gaulois exercent à leur tour une forte pression sur les arbres pour édifier leurs places fortes, à l’image de l’oppidum de l’Impernal à Luzech, dans le Lot. Dès lors, la déforestation s’accélère, car toute la technologie des sociétés anciennes (poterie, fonte des métaux, forge, charronnage, fabrication des charrues) repose sur le feu de bois de chêne qui est un excellent combustible, première source de charbon de bois.
Quand commence-t-on à s’inquiéter du recul des chênaies ?
Très longtemps, on se contente de la repousse naturelle. Le Moyen Age lance les prémices de l’entretien forestier en faisant grandir sur un même rythme des générations de chênes. Le but ? Obtenir au même moment des poutres de taille équivalente pour les charpentes nobles, château ou cathédrale. Mais le taillis qui consiste à faire repartir les arbres sur souche pour obtenir, tous les sept à neuf ans, des fagots pour le feu reste le mode d’exploitation majoritaire.
Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle, à l’époque des grandes royautés, en particulier sous Louis XIV en France, que l’on commence à planter des chênaies appelées à pousser sur des siècles pour les besoins de la marine. C’est le principe de la futaie, uniquement pratiquée sur les domaines des seigneurs ou des rois.
En dehors de ces réserves, que se passe-t-il ?
C’est toujours le taillis qui prévaut et la déforestation se poursuit jusqu’à atteindre son apogée au XIXe siècle. En plein essor, l’industrie consomme une grande quantité de bois et de charbon. L’explosion démographique fait aussi gonfler la demande de bûches pour se chauffer et cuisiner. Les fagots sont si recherchés qu’il ne reste presque plus de chênes de grande taille au sud de l’Europe.
Il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que le charbon minéral remplace les anciens combustibles et que de grands traités de foresterie encouragent la plantation et la gestion durable des chênaies. En France, comme les forêts ont été scindées en une multitude de propriétés après la Révolution, ces pratiques ne concernent que les forêts d’Etat et communales. Les petits bois privés évoluent toujours en taillis plus ou moins entretenus.
Mais il n’y a pas que le bois qui est intéressant chez le chêne. Il est aussi source de nourriture…
Absolument. Au Moyen Age, les glands sont indispensables à l’élevage des porcs que l’on fait paître en forêt. Ils interviennent aussi dans l’alimentation humaine, principalement sous forme de farine en période de disette. Hélas, leur forte concentration en tanins les rend toxiques sans préparation adéquate et de nombreux empoisonnements ont lieu. Pourtant, des procédés tels que la torréfaction, le trempage ou les ébullitions successives font disparaître ce risque et sont connus depuis le Néolithique.
Dans les années 1930, les Polonais avaient encore l’habitude de planter des chênes dans les vergers pour en consommer les glands en cas de pénurie d’autres fruits. Et puis, durant les deux guerres mondiales, il y a eu une consommation importante de glands torréfiés pour remplacer le café. Aujourd’hui, on trouve toujours ce succédané dans les magasins bios.
Les glands sont-ils tous toxiques ?
Non, le chêne vert à glands doux entre autres, aussi appelé chêne ballote, produit des fruits comestibles, jadis consommés en masse par les sociétés méditerranéennes. Aujourd’hui, on en vend encore sur les marchés de Rabat ou de Marrakech au Maroc, où ils sont cuisinés comme des châtaignes. Dans le sud de l’Espagne, on les réserve aux porcs, destinés à finir en jambon Serrano, l’un des plus chers au monde.
Le chêne a-t-il des propriétés médicales ?
L’usage du chêne à des fins médicales reste marginal, mais l’astringence de ses tanins est intéressante. Elle permet de modérer les sécrétions du corps humain. Réduite en cataplasme ou bouillie en décoction, la jeune écorce a été employée comme antihémorragique. On donnait aussi de la purée de glands aux malades atteints de tuberculose pulmonaire. Le principe n’est pas idiot, mais il est difficile de savoir si ce remède a fonctionné.
Au-delà de l’aspect utilitaire, le chêne est aussi chargé d’une haute valeur symbolique…
Oui, cet arbre fascine par sa taille imposante, son grand âge et la solidité de son bois. Toutefois, aucune civilisation n’a jamais adoré le chêne pour lui-même. Il est soit considéré comme vecteur de puissance, soit habité par des divinités ou, du moins, associé à elles. Cela se vérifie aussi bien dans les mythologies grecque et romaine que germanique qui désignent toutes le chêne comme l’arbre des dieux de la foudre : Zeus, Jupiter et Thor. Chez les Gaulois, il fait le lien entre les forces souterraines et célestes. On le voit parfois comme un pilier qui à la fois soutient le ciel et en propose l’accès symbolique.
Le temps de l’exploitation
Les activités humaines font reculer les forêts de chênes dès l’âge des métaux. On assiste aussi au remplacement de certaines essences. Dans le sud de la France, le chêne vert prend la place des espèces à feuilles caduques. Au XIXe siècle, la dévastation est telle, surtout dans le Sud de la France et en Suisse, que des mesures sont prises pour reboiser. En Suisse par exemple, où la majorité des chênes ont fini en traverses de chemins de fer, on prend conscience de la valeur écologique de cet arbre. Il n’est plus exploité et on le favorise activement depuis les années 1880.
Bien plus nombreuses, les chênaies françaises sont gérées en vue d’alimenter la forte demande en bois nationale et internationale. Cette dernière est d’ailleurs en augmentation. Entre janvier et mai 2021, 187 167 m3 de chênes français ont été achetés par la Chine qui souhaite préserver ses propres forêts, soit 42 % de plus qu’en 2020.
Ce symbolisme est-il toujours d’actualité ?
Oui, chêne signifie toujours force, solidité, endurance, courage et longévité dans l’imaginaire collectif. La tradition populaire veut que l’on célèbre les noces de chêne après quatre-vingts ans de mariage et certaines décorations militaires et distinctions comme la Légion d’honneur sont ornées de feuilles de chêne. Il y a aussi des récupérations malheureuses de la mythologie. Saint Louis, assure-t-on, rendait la justice sous un chêne de Vincennes, témoin de la sagesse des Anciens. Quant aux dignitaires nazis, ils se mariaient sous les ramures de cet arbre.
Comment nos ancêtres ont-ils nommé le chêne ?
Dans la Rome antique, on appelle cet arbre Robur qui qualifie non seulement la robustesse, mais aussi les solides cages en bois où l’on enfermait les prisonniers. Robur perdure dans le nom botanique du chêne pédonculé Quercus robur qui véhicule cette idée de force. Du côté de la Grèce ancienne où l’on nomme cet arbre drys, la mythologie lui associe les dryades, des nymphes qui habitent l’arbre et meurent quand on l’abat. C’est aussi de drys que découle le terme druides, prêtres du chêne chez les Celtes. Pline l’Ancien relate la récolte du gui de chêne à la nouvelle année lunaire à l’aide d’une faucille en or, le métal du soleil. Il fallait prendre garde que les bouquets de gui ne touchent jamais le sol. La plante qui marie forces lunaires et solaires acquérait ainsi une puissance à proprement parler extraterrestre.
Où en est aujourd’hui cette relation entre le chêne et l’être humain ?
Elle est très ambivalente. D’un côté, on continue à exploiter massivement cet arbre non sans aberrations économiques et écologiques. Par exemple, les exportations de bois français vers l’étranger explosent alors que les scieries et transformateurs locaux peinent à être alimentés (> p. 45). De l’autre, on assiste à une resacralisation des spécimens dits remarquables qu’on inventorie et conserve. Mais cette adoration n’est pas sans à-côtés pervers. J’en veux pour exemple un chêne vert exceptionnel de 9 m de diamètre rencontré dans les années 1990 au pied du plateau de Caussols, dans le sud-est de la France. Les adeptes de la reconnexion à la nature qui venaient danser autour de lui ont tellement tassé le sol que l’arbre a fini par mourir. De plus, la tendance à sanctuariser quelques arbres pourrait bien octroyer le droit de détruire ailleurs ce qui n’est pas considéré comme vénérable.
Le réchauffement climatique nous fera-t-il perdre notre compagnon de longue date ?
Il est possible que certains chênes comme le tauzin au sud-ouest de la France soient menacés à court terme. Mais les plus répandus ont développé sur des millions d’années une diversité génétique suffisante pour que des lignées aux bonnes capacités adaptatives prennent le relais. En parallèle, il faut aussi que la perception et l’usage des forêts évoluent : fin des plantations monospécifiques, peuplements mélangés bien accordés aux propositions des milieux et désacralisation au profit d’une vraie socialisation. Les chênes ne peuvent espérer un avenir favorable qu’accompagnés par des choix de société radicaux.
Le temps de l’adaptation
Avec le dérèglement climatique, il faut s’attendre à une forte diminution, voire à la disparition, des conifères de basse altitude. Les surfaces libérées devraient être colonisées par des feuillus, dont certains chênes. On suppose que le chêne vert migrera vers le nord-ouest de la France pour occuper la Bretagne et la Normandie, mais aussi vers le sud des Alpes piémontaises. Le chêne pédonculé souffrira certainement, car il nécessite une fraîcheur constante au sol. Le chêne sessile est pressenti pour s’étendre en Europe centrale. Ces transformations s’opéreront naturellement ou seront conduites par les humains. La Suisse prévoit par exemple de favoriser le chêne pubescent ou le chêne vert dans les stations sèches et chaudes. Des plantations expérimentales sont menées partout en Europe afin de savoir quelles essences privilégier.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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