Cet article fait partie du dossier

L’orchestre des animaux

Regards croisés… sur le son

L'un dissèque les voix d'animaux pour comprendre la bioacoustique. L'autre enregistre la symphonie naturelle et partage son bonheur avec le public.

L'un dissèque les voix d'animaux pour comprendre la bioacoustique. L'autre enregistre la symphonie naturelle et partage son bonheur avec le public.

Bioacoustique et sons de la nature

Thierry Aubin

Directeur de Recherche au CNRS, responsable de l'équipe Communications acoustiques à l'Université Paris Sud.

  • 1953 Naissance à Longeville-lès-Metz (Moselle)
  • 1981 Docteur en Neurobiologie à l'Université de Besançon
  • 1984 Entre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
  • 1994 Obtient son habilitation à diriger des recherches (HDR)
Bioacoustique et sons de la nature

Boris Jollivet

Preneur de sons, audionaturaliste.

  • 1972 Naissance à Tours (Indre-et-Loire)
  • 1992 Premier enregistrement d'un son nature : un circaète dans l'Isère
  • 1995 Mécénat de la Fondation de France pour démarrer ce métier.
  • 2007 Sortie du CD audio Chants de glace
  • 2010 Sortie du CD audio Orchestre animal
  • 2014 Audiotransat au festival Salamandre à Morges

23 janvier, RER Paris-Orsay. Banlieue sud, défilé d'immeubles, pavillons à étages, grands axes routiers saturés. Le son ? Un tchacatchac de train mêlé à des accents polyglottes : anglais, arabe, mandarin, français teinté d'Afrique… Les sonorités d'une ville sont cosmopolites, à se demander s'il serait possible de se localiser précisément les yeux fermés. Une annonce retentit : «Orsay Le Guichet». Fin du voyage. L'audionaturaliste Boris Jollivet est sur le quai, fraîchement arrivé de ses bords de Loire. C'est lui qui a savamment enregistré les sons de ce dossier spécial de La Salamandre. Quelques minutes plus tard, le bioacousticien Thierry Aubin est lui aussi au rendez-vous, dans son bureau de l'Université Paris Sud. Le chercheur rentre tout juste d'une mission au Botswana. Ouvrons les micros !

C'est quoi le son pour vous ?

Thierry Aubin Pour moi c'est tout simplement un signe de vie. Déformation professionnelle ? Mes missions m'ont porté dans les régions antarctiques dénudées où il n'y avait quasiment pas de son et, effectivement, pas de vie. Même le vent, quand il ne rencontre aucune végétation, en devient presque silencieux.

Boris Jollivet Ah, pour moi le son est une émotion pure qui fait travailler notre imaginaire et puise des images dans nos souvenirs. C'est cette émotion que je veux partager lors de mes conférences que j'appelle cinéma pour l'oreille.

Son = oscillation

L'onde d'une sonorité grave oscille moins fréquemment que celle d'une sonorité aiguë. L'amplitude représente l'intensité. Plus elle est grande, plus le son est fort.

Bioacoustique et sons de la nature

Définir

Dans le langage courant, le son est ce que l'homme peut entendre. C'est une sensation du cerveau qui traduit ce qui se passe dans l'oreille, organe récepteur.
La définition physique du son ? Une onde produite par la vibration mécanique de l'air, de l'eau ou d'un matériau solide à partir d'une source. Cet ébranlement des particules du milieu les fait osciller pendant une durée donnée avec une intensité, une fréquence et une vitesse propres. L'onde se propage alors de différentes manières selon sa nature et celle du milieu.

Bioacoustique et sons de la nature

Vous faites quoi avec vos micros ?

TA Je suis bioacousticien, un job à la croisée des deux univers de la communication animale : la biologie et la physique. J'étais parti pour des études de vétérinaire puis j'ai bifurqué et me suis intéressé au chant des oiseaux. Après avoir longtemps été aux manettes sur le terrain, je dirige aujourd'hui une équipe de chercheurs et d'étudiants au Centre de Neurosciences Paris Sud.

BJ Je suis preneur de son nature ou audionaturaliste. A la différence du photographe animalier, c'est le son et non l'image que je capture. Je cherche l'émotion acoustique et je l'enregistre. Cela nécessite beaucoup de temps sur le terrain, un peu de matériel et surtout de la patience. Et bien sûr une sensibilité personnelle doublée d'une certaine poésie. Mon but, toucher et surprendre les gens pour les inviter au respect de la nature.

Concrètement, au quotidien ?

TA Il y a trois jours, j'étais dans le delta de l'Okavango. Objectif crocodiles ! Les capacités cognitives de ces grands reptiles sont surprenantes et leurs communications acoustiques font penser à celles des oiseaux : cris d'éclosion, de contacts entre jeunes et adultes, de détresse, territoriaux… Vous n'entendrez pas tout cela chez les lézards ou les serpents.
Je me suis aussi beaucoup intéressé aux manchots en Antarctique. Imaginez une seconde que ces oiseaux qui vivent en colonie de parfois deux millions d'individus ne se reconnaissent que par la voix ! Plus près d'ici, j'ai étudié par exemple le chant de l'alouette des champs ou les capacités d'apprentissage de la fauvette à tête noire. Mon équipe se penche aussi sur les phoques ou les otaries.

BJ De mon côté, je suis sur tous les fronts du son. J'ai récemment participé à l'exposition sur les grands singes actuellement à voir et à écouter au Muséum national d'histoire naturelle de Paris. Je viens de mixer la bande originale du film Le voyage de l'eau de Frank Neveu. Du côté du terrain, un de mes challenges du printemps est de capter le son subaquatique de la grenouille agile.

L'image du son

L'ordinateur mais avant lui le sonagraphe permettent de traduire le signal sonore en une forme graphique. C'est le sonagramme qui représente la fréquence en hertz (Hz) en fonction du temps. L'allure d'un sonagramme est typique pour chaque son. Cette signature permet d'identifier une espèce, mais aussi un dialecte local, voire même un individu.

Bioacoustique et sons de la nature
Le chant de l'alouette traduit en sonogramme. / © Jean-Luc Wisard (source: Thierry Aubin)
Acoustique et sons de la nature
Bioacoustique et sons de la nature / © Jean-Luc Wisard (source: Thierry Aubin)

Si je vous dis alouette des champs…

TA L'alouette a un chant riche, long, rythmé. J'ai travaillé sur ses dialectes régionaux. En diffusant des chants enregistrés à des alouettes dans la nature et en observant leurs réactions, on arrive à comprendre leur langage. En modifiant des parties de la séquence diffusée et en observant les changements dans les réponses, on en déduit si cela a touché ou non à des éléments essentiels du chant. C'est ainsi que mon équipe a découvert ce qui caractérisait acoustiquement cette espèce d'oiseau. Surprise: ce ne sont pas les notes, mais plutôt le rythme, autrement dit les alternances entre son et silence.
Ensuite, nous avons isolé dans le gazouillis complexe ce qui était une marque de dialecte local. Ce sont 6 ou 7 notes qui reviennent régulièrement et qui signifient par exemple je suis bretonne ou je suis valaisanne. Pour une alouette voisine, cela signifie une appartenance au groupe ou au contraire je suis une intruse.

BJ A moi, l'alouette évoque le premier printemps. Avec son chant nerveux, rapide, continu et étonnant de richesse. Comme elle l'émet en vol, c'est un peu difficile à capter. Je dois utiliser la parabole et la suivre pour l'isoler. Cette position haute et cette permanence du chant la rendent omniprésente dans les bandes-son des paysages ouverts de prairies et cultures. Pour l'émotion, je dois avouer que je lui préfère la mélancolie de sa petite cousine l'alouette lulu…

Dialecte de voisinage

La partie rouge de cet autre extrait de chant d'alouette des champs montre un motif commun à un groupe géographique. Une sorte de code d'appartenance à une petite population.

Bioacoustique et sons de la nature
Extrait de sonagramme de chant d'alouette. / © Jean-Luc Wisard (source: Thierry Aubin)

Thierry Aubin, la bioacoustique en est-elle à ses débuts ?

TA Non, la bioacoustique a pris son essor avec le perfectionnement des premiers appareils d'enregistrement il y a plus d'un siècle. Elle arrive à maturité en tant que science fondamentale. En revanche, on n'en est qu'au début des applications pratiques qu'ouvrent ces recherches.

Quel genre d'applications justement ?

TA D'abord directement pour la conservation de la nature. Les enregistrements des oiseaux dans les forêts denses tropicales nous renseignent par exemple très efficacement sur la diversité et l'abondance de certaines espèces. Et puis, comprendre les enjeux de la communication de certains animaux hautement sociaux me paraît crucial pour les protéger. Pour d'autres qui vivent dans l'obscurité du ciel ou de la mer, ça l'est sans doute tout autant.
Quand on utilise des enregistrements en plus des recensements faits à l'oreille humaine, on réalise à quel point les deux méthodes peuvent se compléter. Là où des ornithologues estiment que cinq merles chantent, l'identification individuelle des enregistrements peut indiquer qu'il n'y en a que quatre et que l'un d'entre eux s'est déplacé et a été compté deux fois par l'humain.

Et en dehors du champ de la biologie ?

TA Notre équipe creuse les questions d'effarouchement des oiseaux dans différents aéroports du monde en diffusant des sons d'alerte de diverses espèces. Cela évite 80% des collisions entre oiseaux et avions. De tels systèmes vont bientôt être intégrés dans les trains d'atterrissage des Airbus pour pouvoir être utilisés sur des aéroports eux-mêmes non équipés.
Parfois, on a des surprises. Un de nos logiciels dédiés à l'étude de la voix des manchots a été repris par Peugeot pour détecter des erreurs de construction dans le montage des vitres électriques. Un défaut dans les microbilles qui composent le système de ces vitres produit une double fréquence rapprochée semblable à celle que l'on étudiait sur ces oiseaux des terres australes. Qui l'eût cru ?

L'orchestre animal en fréquences

Chiffres en Hz L'homme perçoit les fréquences entre 20 Hz et 20 000 Hz. Les animaux peuvent émettre et entendre des fréquences inférieures, les infrasons, ou supérieures, les ultrasons. Cette définition anthropocentrée n'empêche absolument pas certains êtres vivants de s'exprimer sur des plages chevauchant ces limites virtuelles.

Bioacoustique et sons de la nature
Fréquences sonores comparées de divers animaux et événements géologiques. / © Jean-Luc Wisard

Avec l'actualité internationale chargée en questions sécuritaires, le monde semble de plus en plus sur écoute.

TA Oui ! Et nous avons l'impression d'y participer un petit peu. Si vous sortez tout de suite, là, dans le parc derrière mon bureau, vous avez toutes les chances d'être enregistré par nos appareils qui surveillent les fauvettes à tête noire !

Boris Jollivet, c'était quoi le premier son du vivant ?

BJ Peut-être le son de la photosynthèse dans l'eau ? J'ai réussi à en faire un enregistrement ! Pas d'époque bien sûr, mais à mon avis il n'a pas dû beaucoup changer avec le temps.

Trembler

Voilà en un mot résumée toute l'affaire du son. A l'aube des temps, bien avant la vie, la Terre jouait déjà du tambour et faisait vibrer le sol, l'air et l'eau. Météorites, éboulements de roches, fracas de glaciers, volcans, séismes ou chutes d'eau… un vacarme que personne n'entendait !
Ces voix terrestres étaient comme une berceuse grondante pour la vie naissante. Les premiers organismes sensibles et réceptifs ont peut-être commencé par trembler dans tous les sens du terme.

Et le premier outil de communication ?

TA Je dirais la rape et le grattoir chez les orthoptères.

BJ Je me demande qui était là d'abord du récepteur ou de l'émetteur. C'est un peu comme la poule et l'œuf. L'oreille était-elle le premier appareil de communication sonore ? Réceptive aux sons de la Terre avant que les animaux en émettent.

votre premier souvenir de son naturel ?

TA Petit, j'élevais des salamandres dans un terrarium dans ma chambre. Une nuit, j'ai entendu des petits cris. J'étais très surpris, car j'avais lu que ces amphibiens étaient silencieux.

BJ Moi, c'était aussi dans ma chambre d'enfant. D'étranges tapotements contre le mur. J'ai découvert après plusieurs soirs d'enquête que ces sons étranges étaient produits par une bestiole de quelques millimètres : la grosse vrillette. Trente ans plus tard, j'ai eu la joie d’enregistrer un individu dans mon studio d'enregistrement.

Percevoir

Emettre des sons c'est une chose. Mais il faut quelqu'un pour les entendre et les interpréter. La diversité des moyens d'écoute n'a rien à envier à celle permettant de produire des sons. Seuls les mammifères ont des oreilles sur le modèle de celles de l'homme. C'est à dire un pavillon externe pour capter l'onde sonore et un conduit auditif pour la canaliser vers une membrane, le tympan. L'oreille interne traduit la vibration en impulsion électrique qui sera analysée par le cerveau. Dans le monde animal, on écoute aussi avec les antennes, les poils, les tibias, la ligne latérale, les cavités pulmonaires et même les mâchoires selon qu'on est respectivement un moustique, une araignée, un grillon, un poisson, une salamandre ou une baleine...

Quel son nature emporteriez-vous sur une île silencieuse ?

TA Un chant d'alouette, sans hésiter !

BJ Un babil d'hirondelle parce qu'il évoque pour moi le renouveau du printemps.

Intensités comparées

Chiffres en décibels (dB)

Bioacoustique et sons de la nature
Du désert au décollage d'une fusée, intensité comparées (en décibels) de divers animaux, engins ou situations. / © Jean-Luc Wisard

Et celui que vous ne voudriez jamais entendre sur cette île ?

TA Le ouh-ouh interminable et monotone de la tourterelle turque. Et le chant du diamant mandarin qui me rend dingue, peut-être parce qu'il a trop été étudié en bioacoustique.

BJ Certains sons de cigales ou de rainettes hyperpuissants qui dépassent les 100 dB. J'éviterais aussi le brame du cerf qui est le son naturel le plus médiatisé. J'avoue que je sature un peu.

Notre discussion va s'arrêter là. Est-ce un silence qui va suivre ?

TA Le silence n'existe pas sur Terre. Tant qu'il y a un support comme l'air, le sol ou l'eau pour diffuser des vibrations, un silence complet est improbable, voire impossible. Même dans une chambre sourde artificielle, on entend le son de son propre corps, de son cœur, de sa respiration…

BJ J'ai cru rencontrer le silence dans le désert parfois. Mais à bien y réfléchir, il devait bien se passer quelque chose, parmi les grains de sable, une animation discrète qui m'était juste inaccessible.

La fin du son

Le son s'atténue avec la distance… plus vite lorsqu'il est aigu que lorsqu'il est émis en basse fréquence. A puissance égale, une voix grave humaine sera encore audible à 60 mètres alors qu'un chant aigu de sauterelle ne franchira pas cette distance.

Bioacoustique et sons de la nature
Relation entre distance et évolution du niveau sonore. / © Jean-Luc Wisard

Pour ravir les oreilles curieuses

Dégustez les séquences audio proposées par Boris Jollivet !

Cet article fait partie du dossier

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Couverture de La Salamandre n°227

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 227  Avril - Mai 2015
Catégorie

Sciences

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