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Les émois du chamois
Quel avenir pour le chamois ?
Réchauffement climatique, chasse, prédateurs, épidémies, activités humaines… Et le chamois, dans tout ça ? Eclairages avec la spécialiste Anne Loison.
Réchauffement climatique, chasse, prédateurs, épidémies, activités humaines… Et le chamois, dans tout ça ? Eclairages avec la spécialiste Anne Loison.
Anne Loison
Directrice de recherche au Laboratoire d’écologie alpine, une unité mixte associant le CNRS, l’Université Grenoble Alpes et l’Université Savoie Mont Blanc. Elle s’intéresse aux relations entre plantes et herbivores et entre humains et herbivores. Anne Loison coordonne actuellement un programme portant sur l’ensemble des grands herbivores présents en France.
Anne Loison, vous étudiez les isards et les chamois depuis une trentaine d’années. Comment se porte aujourd’hui le chamois des Alpes ?
Bien ! C’est aujourd’hui une espèce abondante largement distribuée, du moins en France et en Suisse.
On revient de loin. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’était une rareté…
En effet ! Heureusement, suite à la mise sous protection de certains sites comme les parcs nationaux, à des réintroductions et à des plans de chasse, les populations ont rapidement augmenté dans la seconde moitié du XXe siècle. En phase de colonisation, si les conditions sont favorables, une population de chamois peut doubler tous les trois ans. Ensuite évidemment, le rythme de croissance ralentit, puis les populations bien établies fluctuent tout en restant à relativement forte densité.
On parle aujourd’hui de 90 000 chamois en Suisse et 80 000 en France. Joli succès, non ?
En effet, mais attention à ces estimations. Comme tous les ongulés et d’ailleurs la plupart des espèces animales, le chamois est difficile à dénombrer. Sur nos terrains d’études, nous avons montré que la majorité des comptages ratent entre 30 % et 50 % des animaux, surtout dans les populations à forte densité.
En ce début de XXIe siècle, existe-t-il des menaces qui pèsent sur cet animal ?
Depuis quelques années, on suspecte un ralentissement de la dynamique de certaines populations, voire, localement, une diminution des effectifs. Sans pour autant écarter l’influence de sécheresses estivales, de dérangements ou parfois de maladies, ce ralentissement, et même cette diminution, peut simplement résulter de processus normaux de régulation des populations.
Des maladies ? A quoi pensez-vous ?
Actuellement, dans les Alpes françaises, il n’y a pas d’alerte particulière. La kératoconjonctivite fait parfois parler d’elle. Cette double inflammation de la cornée et de la conjonctive de l’œil peut entraîner une cécité totale. Heureusement, passé le premier épisode dans une zone donnée, la maladie a tendance à devenir endémique, sans entraîner une forte mortalité. Certaines maladies du chamois comme d’autres animaux sauvages sont propagées et transmises par le bétail. Cela pose d’énormes questions sur la gestion des interactions entre la faune sauvage, les animaux domestiques et les humains. L’épidémie actuelle de Covid-19 ne fait que nous le rappeler…
Voyez-vous les chasseurs comme des amis ou des ennemis de cet ongulé ?
La situation délicate du chamois dans la marge sud et est de son aire de distribution, par exemple en Grèce, rappelle que la chasse et le braconnage peuvent amener des populations au bord de l’extinction. Mais ce n’est le cas ni en France ni en Suisse. Les chasseurs y recherchent le maintien d’un bon effectif, afin d’avoir un quota satisfaisant à tirer, que ce soit pour le plaisir de la chasse, de la viande… ou du trophée. Globalement, ils ont plutôt été des moteurs de la conservation de l’espèce dans la seconde moitié du XXe siècle. Ils ont accepté une chasse limitée par des quotas et ciblée sur certaines classes d’âge et de sexe, tout en promouvant des réintroductions, afin de repeupler les massifs.
L’autre constat, en France du moins, c’est que le nombre de chasseurs de chamois tend à diminuer, ce qui devrait logiquement faire baisser les prélèvements. Il faut dire qu’il s’agit d’un type de chasse très exigeant, voire dangereux. Les chutes et accidents ne sont pas rares.
“En phase de colonisation, une population de chamois peut doubler tous les trois ans.
„
Souvent, on justifie la chasse pour éviter qu’il y ait trop de chamois dans nos montagnes. Qu’en pensez-vous ?
Trop de chamois pour qui ? Pour les agriculteurs ? Pour les forestiers ? Cette question renvoie à une vision assez utilitariste de la nature. Le problème du chamois, à l’instar des autres grands herbivores, c’est que, comme il ressemble à nos animaux domestiques, on a tendance à vouloir le réguler tel un animal domestique. Cela renvoie entre autres à la peur des maladies, avec cette image que des animaux en trop grand nombre deviendraient forcément malades.
La question est complexe. Un exemple : le retour du chamois à forte densité n’était-il possible qu’en l’absence de grands prédateurs ? Les chasseurs doivent-ils se substituer à l’action de ces derniers ? Certes, quelques situations pourraient amener à penser qu’il y a trop de chamois, notamment si l’économie sylvicole s’en trouvait menacée. Mais c’est un problème très localisé et peu fréquent, le chamois étant rarement l’espèce la plus abondante dans les forêts de production. Au final, la chasse au chamois est plus une activité de loisir qu’une chasse visant à régler des problèmes économiques agricoles ou sylvicoles.
Vous avez évoqué les grands prédateurs que sont le loup et le lynx. Quelle conséquence leur retour a-t-il ?
Le fait qu’il y ait des ongulés en abondance depuis une trentaine d’années explique en partie le retour du loup qui a colonisé la majeure partie de la chaîne alpine en France et en Suisse. Toutefois, son impact sur les populations de chamois n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie, car c’est un sujet de recherche très difficile. En tout cas, pour autant que je sache, les chamois n’ont pas massivement décliné. En éliminant les individus les moins sains, les loups peuvent même doper la dynamique de cette espèce. Finalement, le bilan net de cette prédation pourrait donc être négligeable.
Ici ou là en Suisse, le lynx pourrait avoir un impact plus sensible. Ce prédateur fréquente en effet lui aussi volontiers les escarpements rocheux et sa stratégie de chasse à l’affût est bien adaptée au chamois. Cependant, en tout cas dans les Alpes françaises, la densité du félin est encore très faible.
Chasseurs, prédateurs… Qu’en est-il de
l’impact des randonneurs, vététistes et autres parapentistes ? En investissant la montagne, les humains créent un paysage de la peur pour la faune sauvage. Pour un chamois, réagir à une présence humaine même inoffensive a un coût énergétique. Si le dérangement est prévisible et régulier, un phénomène d’habituation peut se mettre en place : c’est le cas dans certaines zones non chassées et protégées par des règles de fréquentation comme l’interdiction de sortir des sentiers. Tout randonneur dans un parc national a ainsi eu l’occasion de voir des chamois réagissant apparemment peu à la présence humaine. Reste que, vu de l’animal sauvage, plus il y a d’usagers, et plus les activités sont diversifiées, plus il est délicat d’évaluer le risque, et donc de s’y habituer.
“Trop de chamois pour qui ? Pour les agriculteurs ? Pour les forestiers ?
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Justement, il y a explosion des activités de loisirs en montagne…
Oui, la présence humaine est devenue quasi constante, y compris tôt le matin et en semaine, en particulier en raison du boom du trail running et du ski alpinisme. Potentiellement, ces activités de pleine nature peuvent avoir des conséquences sur l’ensemble de la faune sauvage. En un court été, les chamois doivent regagner environ 10 kg – rappelons qu’une femelle n’en pèse qu’environ 25 au printemps – pour se préparer à l’hiver. Dans le cas des populations chassées, il est très compliqué de différencier un humain hostile d’un randonneur. Même si la chasse est restreinte à la période automnale, cela pourrait suffire à contrecarrer l’habituation à toute forme de présence humaine le reste de l’année.
Que peut-on faire ?
Sensibiliser les randonneurs et autres usagers de la montagne aux dérangements qu’ils occasionnent sans s’en rendre compte. Pour eux, seul un chamois qui s’enfuit est un chamois perturbé ou apeuré. Or, les animaux que l’on voit déguerpir ne constituent qu’une toute petite part de ceux que l’on dérange effectivement. Le hic ? On est souvent très attaché à la notion de liberté dans la nature et les restrictions sont peu populaires. Nous travaillons sur ce sujet précis avec l’appui d’une sociologue.
Quelle est l’influence de la rencontre avec l’animal sur le plaisir de la sortie en montagne ? La rencontre avec un chamois a-t-elle un effet sur l’envie de protéger cette espèce et les autres ? Quel est le profil sociologique des pratiquants des différentes activités et leur connaissance du milieu et des espèces ? Comment se prend la décision de se conformer – ou non – aux règles instaurées pour protéger les animaux, lorsque celles-ci impactent l’activité prévue, par exemple une descente à skis dans une belle pente de poudreuse ? Autant de questions auxquelles nous aimerions pouvoir répondre pour comprendre comment instaurer des mesures de conservation efficaces.
“En investissant la montagne, les hommes créent un paysage de la peur.
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Le dérèglement climatique touche aussi bien les humains que la faune sauvage. Qu’en est-il des chamois ?
Plusieurs études sont en cours. Le cycle de vie du chamois est rythmé par les saisons. Le réchauffement climatique vient chambouler ce rythme. Prenons l’exemple du printemps, période essentielle pour les femelles qui doivent consommer une nourriture de qualité en quantité. C’est crucial pour une lactation optimale et en même temps pour reconstituer ses réserves de graisse. Or les plantes perdent rapidement en qualité nutritive après la floraison. Qui dit printemps précoce, dit floraison précoce. Une moindre qualité du fourrage après la mise bas affecte la croissance du chevreau comme les réserves pour l’hiver suivant.
Quant aux canicules, elles se ressentent jusqu’aux plus hautes altitudes. A priori, le chamois est moins bien adapté au trop chaud qu’au trop froid. Mais il y a aussi des points positifs. Ainsi, un déneigement précoce réduit les risques de mortalité liés à l’hiver, en particulier pour les jeunes individus.
Au fond, pourquoi sommes-nous tellement attachés au chamois ?
Cet animal a toujours habité dans nos montagnes. Il y a donc toute sa place ! Plus un milieu naturel est riche en espèces, plus il sera résilient face aux bouleversements qui nous attendent. Dès lors, il est légitime que les humains préservent cette espèce et l’ensemble des fonctions qu’elle assure dans l’écosystème montagnard : nourrir les prédateurs, disséminer des graines, redistribuer les nutriments, contribuer à la diversité floristique des prairies alpines…
A nous, scientifiques, de participer à la meilleure compréhension de la complexité des écosystèmes de montagne. Et à nous tous, pratiquants, de faire attention et de ne pas oublier de nous émerveiller !
Les chamois en mouvement
Le passage de l’automne à l’hiver est un temps crucial pour les chamois. C’est le moment des dernières bombances, puis vient le rut aux premières neiges. L’heure blanche, le dernier film du réalisateur vaudois Vincent Chabloz, explore justement avec sensibilité cette glissade magnifique d’une saison à l’autre dans les Alpes.
Entre découvertes animalières et plongées contemplatives, ce film emmène le spectateur quelques mois en montagne, à la rencontre des animaux qui y vivent, des liens qu’il tisse avec la nature et – peut-être aussi – à la rencontre de lui-même.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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