A la recherche de la chouette de Tengmalm dans le Jura
La nuit tombe sur l'une des plus belles forêts du Jura. Un groupe d'ornithologues espère y trouver la chouette de Tengmalm.
La nuit tombe sur l'une des plus belles forêts du Jura. Un groupe d'ornithologues espère y trouver la chouette de Tengmalm.
Pierre-Alain Ravussin
Ornithologue et enseignant en biologie
Naît en 1952 à Orbe dans le Nord vaudois. Grandit dans le village de Baulmes adossé aux falaises jurassiennes. Découvre l'éthologie grâce à un enseignant enthousiaste. Cela le motive à faire des études de biologie à l'Université de Lausanne. Enseigne ensuite à Lausanne au collège de l'Elysée, puis au CESSNOV à Yverdon-les-Bains. Durant toute sa carrière, suscite à son tour de très nombreuses vocations naturalistes. S'engage tout particulièrement pour la protection des rapaces nocturnes, du faucon crécerelle et du gobemouche noir.
Ce soir, le ciel est étoilé. Demain 11 mars, il le sera sans doute aussi. Une bonne nouvelle pour profiter de la Nuit de la chouette. Aux quatre coins de la Suisse romande comme dans toute la France, des bénévoles proposent au grand public des centaines d'animations pour s'initier au monde mystérieux des rapaces nocturnes. Au nord d'Yverdon-les-Bains, dans le Jura vaudois, les membres du Groupe ornithologique de Baulmes et environs (GOBE) affinent leur programme du lendemain. Cette association a été créée il y a 40 ans par Pierre-Alain Ravussin, un enseignant à l'enthousiasme communicatif. Au fil du temps, il est devenu l'un des meilleurs connaisseurs européens de la chouette de Tengmalm.
Démarrage en raquettes
La veille de la manifestation, les actifs du GOBE se répartissent en plusieurs commandos pour prospecter les secteurs les plus favorables. L'enjeu ? Savoir où emmener les curieux pour leur assurer de belles observations. Après une demi-heure de route depuis son village de Baulmes, l'ornithologue tire le frein à main de sa voiture en lisière d'un massif forestier à cheval sur la frontière franco-suisse.
A côté du parking, une pile d'énormes billes de bois témoigne de l'exploitation récente des lieux. Sans perdre de temps, le spécialiste et ses complices chaussent leurs raquettes à neige.
«Cette forêt devant nous était riche d'arbres de tous les âges avec notamment de nombreux hêtres, sapins et épicéas de 30 mètres de haut. » Quand Pierre-Alain Ravussin a commencé ses relevés en 1974, le grand coq de bruyère habitait encore ce massif. Chaque printemps, l'ornithologue trouvait à coup sûr ici au moins quatre ou cinq couples de ses chouettes favorites. Aujourd'hui hélas, beaucoup de vieux hêtres ont été coupés et la Tengmalm se fait rare.
4 ans
Intervalle moyen entre deux fainées abondantes. La profusion des fruits du hêtre provoque des pullulations de rongeurs forestiers dont se nourrit la chouette de Tengmalm. Or l'espérance de vie moyenne de cet oiseau n'est que de trois ans et demi. Comme ces cycles ne sont pas simultanés d'une région à l'autre, les femelles ont intérêt à courir le vaste monde à la recherche d'un bon plan plutôt que de moisir sur place.
Hêtre à tout faire
Les amis des oiseaux avancent entre les arbres. Le hêtre est important pour la petite chouette parce qu'il lui fournit le gîte et le couvert. Les faines font prospérer les mulots et campagnols roussâtres dont raffole le prédateur et un tronc solide abrite son nid dans les cavités creusées par le pic noir. « Ici, à une altitude de presque 1200 mètres, il faut au moins 80 ans à un fayard pour produire de belles fainées et 40 à 70 ans supplémentaires pour que son tronc soit assez large pour une loge de pic noir. Si les forestiers coupent l'arbre avant, c'est cuit pour la Tengmalm. »
La file indienne de raquetteurs progresse. Par terre, des traces de chevreuil et de lièvre. Plus loin, on dirait que la neige a été déblayée. « Sans doute des sangliers venus glaner des faines de l'automne dernier. » Si les vieux hêtres sont importants pour la chouette, Pierre-Alain Ravussin insiste aussi sur les conifères nécessaires pour dissimuler l'oiseau en toutes saisons à ses prédateurs que sont la martre des pins et l'autour des palombes. Et puis, il faut des arbres hauts de cinq à six mètres sur lesquels la Tengmalm se poste la nuit venue pour localiser ses proies. C'est de tout cela qu'elle a besoin, une forêt au climat froid à la structure variée, étagée et ancienne.
Voyages et amours opportunistes
Traditionnellement, on prenait les chouettes de Tengmalm pour des casanières incurables. Erreur ! Si le mâle fréquente toute l'année le territoire autour de la loge où il espère attirer une femelle, cette dernière vagabonde à la recherche des massifs où les rongeurs pullulent. Elle peut se déplacer de plusieurs centaines de kilomètres. Les années de disette, le mâle reste souvent célibataire. Au contraire, si les micromammifères abondent dans son secteur, sa cavité séduit une partenaire… Mais elle n'hésite pas à l'abandonner dès que les poussins n'ont plus besoin d'être réchauffés. Volage, Madame file retrouver un autre mâle pour pondre au plus vite une seconde couvée. A contrario, les printemps les plus fous, un seul mâle peut entretenir plusieurs femelles et ravitailler deux ou trois nids en même temps, parfois dans le même arbre à cavités. Bigynes ou biandres à l'occasion, pas possessives ni exclusives, les Tengmalm s'adaptent sans préjugés aux fluctuations de leurs proies.
Le leurre de la martre
Face à nous, un hêtre monumental marqué d'un H pour habitat. « Si vous regardez en haut de l'arbre, vous voyez que le pic noir est en train de le travailler. Cet arbre n'a pas encore de cavité mais de l'écorce a été attaquée. Et… vous entendez ce son au loin ? C'est justement l'appel du grand pic. » Le groupe avance dans les bois en faisant la tournée des rares arbres à cavités susceptibles d'abriter une chouette lovée sur ses œufs.
Au pied de chacun, un des membres du commando gratte l'écorce en imitant le bruit d'une martre qui grimpe au tronc. Pendant ce temps, les autres s'écartent et visent le trou avec leurs jumelles. Si la Tengmalm est là, elle va peut-être sortir sa tête pour voir ce qui se passe. Un moyen pratique mais pas infaillible pour tester sa présence dans le cadre d'un suivi scientifique. Les ornithologues contrôlent aussi plusieurs nichoirs placés en hauteur. Mais ce soir, pas même une pelote de réjection au pied d'un arbre. Ils sont bredouilles.
Un oiseau sous pression
La chouette de Tengmalm a de bonnes raisons d'éviter la hulotte. En sa présence, elle réduit même son chant au strict minimum pour ne pas se faire repérer. Or le réchauffement du climat rend les forêts de montagne accessibles à sa grande cousine, ce qui la met en difficulté, surtout dans des massifs peu élevés. Parallèlement, l'intensification de l'exploitation forestière ou, inversement, l'abandon de secteurs difficiles d'accès peuvent localement changer la donne dans un sens comme dans l'autre.
Ainsi, la Tengmalm s'observe de plus en plus régulièrement dans le Massif central ou les Pyrénées, mais c'est peut-être dû à l'augmentation du nombre d'observateurs. Au-delà de fortes fluctuations annuelles, les effectifs seraient en constante diminution en France comme en Suisse, le Jura vaudois n'échappant pas à ce constat malheureux.
Chant de mauvais augure
Le temps passe, la lumière décline pendant qu'une lune presque ronde apparaît entre les troncs. Les grives et les merles à plastron chantent à tue-tête. « Il y a vingt ou trente ans, une tournée sans aucun contact aurait été inconcevable. Mais les effectifs se sont effondrés. Certaines années, il n'y a même plus un seul couple de Tengmalm dans le secteur. Seuls les printemps qui suivent une belle fainée permettent encore comme cette année d'espérer en trouver trois ou quatre. »
Au loin, une chouette hulotte se met à chanter comme dans un film policier. Serait-elle responsable de la disparition de sa petite cousine nordique ? Il n'y a pas si longtemps, ce rapace forestier, mal adapté aux hivers enneigés, ne montait guère au-dessus de 800 mètres d'altitude sur les versants exposés au nord. Mais le réchauffement climatique lui a ouvert la porte des forêts de moyenne montagne. Or la hulotte, plus grande et cinq fois plus lourde que la Tengmalm, recherche les mêmes cavités et chasse exactement les mêmes proies. Cette concurrente sévère est même une prédatrice de l'espèce. Pour Pierre-Alain Ravussin, c'est très clair : « Disparition des vieux arbres + pression de la hulotte liée au réchauffement = déclin de la chouette de Tengmalm.» CQFD.
Enfin le crescendo
Au crépuscule, les grives se taisent. Tout le monde dresse l'oreille… mais ce soir le silence est lourd, presque inquiétant pour les ornithologues. La forêt est riche en proies potentielles, mais l'hiver a été atypique avec un mois de décembre exceptionnellement clément. On débat en chuchotant au bord du chemin. Il y a trois mois, plusieurs Tengmalm appelaient des femelles à tue-tête dans le secteur. Ces dernières couveraient-elles déjà ? Ou alors les protégées du GOBE auraient-elles disparu entre-temps de leur forêt enchantée ?
La lune fait briller la neige. Dans le silence piquant de l'hiver jurassien, un miracle soudain se produit. Sur la droite du groupe, un crescendo flûté irréel s'élève, huit notes d'ocarina qui montent en accélérant un peu au début. On dirait tout sauf un ululement de chouette. Et pourtant, c'est l'appel caractéristique d'un mâle. Un large sourire apparaît sur le visage de Pierre-Alain Ravussin. « S'il enchaîne les strophes sans reprendre son souffle, c'est qu'il est encore célibataire… Sinon, il se contentera d'une ou deux strophes avant de relayer pour un moment la femelle sur les œufs. » L'oiseau poursuit sa sérénade, chante et chante sans s'arrêter. « J'imagine qu'il vient de déposer un rongeur tout frais dans une de ses cavités et qu'il chante à fond pour attirer une partenaire. » La source sonore se déplace… et se fait continue. « Il y a une femelle ! Ecoutez, elle vient de répondre en criant à deux reprises. »
50 %
des nids de Tengmalm établis dans des cavités naturelles sont victimes de prédation, essentiellement due à la martre. Pour limiter l'impact du mustélidé, des groupes de bénévoles installent des nichoirs et renforcent ainsi l'offre en cavités. Hélas, le mammifère prédateur mémorise l'emplacement de ces caisses de bois perchées et passe les contrôler régulièrement. On peut poser des collerettes métalliques autour des trous d'envol ou des toits basculants (> ci-contre) mais la stratégie la plus efficace consiste à déplacer les nichoirs chaque année. Pas bêtes, les chouettes mâles adoptent ces nouvelles cavités quatre fois plus volontiers que des caissons laissés sur place.
La chouette fantôme
Nouveau déplacement du chanteur puis la flûte reprend en sourdine. « Il est probablement entré dans sa loge et propose peut-être en ce moment même un petit casse-croûte à la femelle pour l'amadouer. » Au bout d'un moment, le son se déplace encore une fois. L'oiseau chanteur doit être perché là, juste droit devant, dans le gros sapin à côté des trois hêtres. Tout le monde écarquille les yeux dans ses jumelles. Mais la lumière réunie de la lune et de toutes les étoiles ne suffit pas à dévoiler le chanteur.
Après vingt minutes de concert inespéré, les ornithologues rebroussent chemin en direction du parking. Sur le retour, une autre flûte se fait entendre. C'est si beau de partager l'intimité d'un oiseau insaisissable juste en tendant les oreilles. Ouf ! Les passionnés du GOBE savent où emmener les curieux petits et grands qui viendront demain pour la Nuit de la chouette. En espérant que ces musiciens fantomatiques enchantent encore longtemps leurs derniers sanctuaires du Jura vaudois.
Rejoindre ou soutenir le Groupement ornithologique de Baulmes et environs > dev.chouette-gobe.ch
20 à 60 m
Distance à laquelle la chouette de Tengmalm perçoit le bruit provoqué par un mulot ou par un campagnol dans le sous-bois. Cette acuité auditive exceptionnelle lui permet de chasser les rongeurs sous la neige. Tout au long de l'année, ce rapace stocke les proies en surplus dans des cavités ou des crevasses. En hiver, il doit parfois les décongeler en les couvant quelques minutes contre son ventre avant de pouvoir les consommer.
Reine de la nuit
A l'heure de la chasse, la chouette de Tengmalm se pose sur un poste d'affût situé à quelques mètres de haut ou près du sol. De cet observatoire, elle scrute les environs avec la parabole de son disque facial largement ouverte. Au bout d'une ou deux minutes, elle change de perchoir. Si elle détecte un rongeur, elle dodeline et hoche de la tête pour préciser sa localisation. Par lune claire ou exceptionnellement de jour, elle s'envole sans un bruit et suit une trajectoire directe jusqu'à sa cible, sans la perdre des yeux un instant. Et s'il fait nuit noire dans le sous-bois ? Même si la chouette ne possède pas un sonar de chauve-souris, elle arrive à ses fins. Dans ce cas, sa trajectoire dessine un arc de cercle sans cesse ajusté à l'ouïe. Juste avant l'impact, la chasseuse ferme les yeux par mesure de sécurité et projette ses pattes en avant. Le rongeur est transpercé par les serres et achevé par un vigoureux coup de bec à la tête.
L'émission Passe-moi les jumelles de la RTS sur Pierre-Alain et Denise Ravussin.
La Minute Nature réalisée pendant ce reportage.
Découvrez la suite de notre dossier sur les lutins aux yeux d'or.
Retrouvez notre dossier sur le hêtre.
Ecoutez le chant de la chouette de Tengmalm.
Cet article fait partie du dossier
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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