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Colosses aux pieds d’argile

Comment meurent les montagnes ?

Certaines montagnes poussent tellement haut dans le ciel qu’elles se font rappeler à l’ordre par la gravité, quand d’autres se font grignoter par l’érosion. Penchons-nous sur leur destin avec le géologue Jérôme Lavé. Interview.

Certaines montagnes poussent tellement haut dans le ciel qu’elles se font rappeler à l’ordre par la gravité, quand d’autres se font grignoter par l’érosion. Penchons-nous sur leur destin avec le géologue Jérôme Lavé. Interview.

Jérôme Lavé : Directeur de recherche au CNRS à Nancy, il est spécialiste de la tectonique, de l’érosion et de l’évolution du relief. Il a notamment mené des travaux scientifiques autour de l’effondrement d’un sommet de plus de 8 000 m au Moyen Âge dans l’Himalaya.

Les montagnes peuvent-elles grandir indéfiniment ?

Pas sur Terre. Même s’il n’y avait pas l’érosion, elles s’effondreraient sous leur propre poids au bout d’un certain temps. La croûte inférieure sur laquelle repose la croûte supérieure est visqueuse dans certains cas – lorsqu’elle est jeune ou chaude. Si elle est soumise a un poids trop important, un étalement se produit, comme un camembert trop fait qui s’affaisse. C’est un facteur limitant et cela explique pourquoi le plateau tibétain ou l’Altiplano dans les Andes ne dépassent pas 5 000 m d’altitude. C’est une sorte de maximum mécanique où le plateau ne pourra plus croître verticalement, mais seulement s’étaler.

Les plus hauts sommets dépassent pourtant largement cette altitude...

La croûte inférieure visqueuse s’étale seulement pour les massifs très imposants. Le plateau tibétain fait 2 000 km d’est en ouest et 1 000 km du nord au sud. Le comportement de la croûte est très sensible à ce poids réparti sur une zone très étendue. A contrario, un élément géologique de plus faible extension peut monter plus haut sans s’effondrer. Si on est sur un sommet de 8 000 m avec un poids et un périmètre relativement limités, la distribution des forces n’est pas la même. La croûte terrestre sous-jacente se déformera peu sous l’effet de son poids. Le facteur limitant pour un sommet isolé est plus lié à l’érosion, et son altitude peut en effet dépasser les 9 000 m. La proéminence d’un volcan d’Hawaii entre le plancher océanique et sa cime tutoie les 10 000 m...

Les célèbres sommets des Tre cime, dans les Dolomites, en Italie. Leur forme vient de l’érosion intense de la dolomie, la roche sédimentaire qui compose ce massif. / © Roberto Moiola

L’altitude d’une montagne dépend-elle de la profondeur de ses racines comme un arbre ?

Oui, tout à fait. Sur le long terme, le manteau terrestre se comporte comme un fluide. Imaginez un glaçon dans l’eau. Plus le glaçon est épais, plus la partie émergée va être importante. Et à mesure qu’il fond en surface, la partie immergée va remonter doucement. C’est ce qu’on nomme un rebond isostatique. Le même phénomène se produit pour les massifs. Quand l’érosion grignote un sommet, la montagne se réajuste en altitude sous l’effet des forces de ­pression.

On considère que pour une unité d’érosion, on va soulever l’ensemble de la croûte de 5/6e de cette unité. C’est pour ça que la diminution de l’altitude à la fin d’une chaîne de montagnes va prendre un certain temps, car les effets de l’érosion sont ainsi retardés.

Vous avez étudié l’érosion sur les plus hauts sommets himalayens. Qu’avez-vous découvert sur l’effritement de ces géants ?

Il y a des scénarios différents selon les régions de l’Himalaya. Le flanc sud reçoit les précipitations de moussons, entre 2 et 5 m d’eau par an. Cette région présente un relief adouci avec des pentes limitées à 35°. C’est sans doute le résultat d’une intense érosion due à la pluie et d’une altération chimique du substrat rocheux. La roche, fragilisée par les ruissellements de l’eau, a tendance à s’effondrer par des glissements de terrain. Cette érosion due à l’eau va limiter les sommets à 5 000-6 000 m.

On change de modèle avec le flanc nord. Il est plus aride et accueille les plus hauts sommets qui sont recouverts de glace toute l’année. Le massif est donc en partie à l’abri des précipitations liquides. L’eau ne peut plus éroder le terrain. C’est là qu’on va retrouver des faces terriblement raides comme la face sud des Annapurnas : 3 km de haut à 55° de moyenne. Mais il y a quand même une limite de stabilité à cause de la gravité. À mesure que la montagne grandit – la croissance verticale de l’Himalaya est encore de quelques millimètres par an – un effondrement est possible. Et ce ne sera pas une petite chute de blocs, mais un pan de montagne en entier. Dans une étude que j’ai réalisée sur place, nous avons reconstitué l’effondrement d’un sommet géant en Himalaya au Moyen Âge. Une épaisseur de 1 000 m de roches s’est rompue d’un coup. La région a vu ainsi disparaître un sommet de plus de 8 000 m, quelques siècles avant le début de l’alpinisme.

Mais comment les montagnes disparaissent-elles complètement ?

Par l’érosion, tout simplement. Il y a d’abord l’alternance de gel et dégel qui fracture et libère les blocs en altitude. Les glaciers jouent aussi un grand rôle dans la destruction de la montagne en raclant les roches avec une force inouïe durant leur déplacement. Encore en dessous, on a les rivières qui vont inciser le substrat rocheux, déstabiliser les versants et produire des glissements de terrain. Petit à petit, la croûte terrestre va ainsi se désépaissir. Dans le cadre de l’Himalaya, la croûte fait 70 km d’épaisseur. Avec l’érosion, elle va passer en quelques dizaines de millions d’années à 35 km d’épaisseur. C’est l’épaisseur moyenne mesurée sur Terre. À ce moment, le relief devient collinaire. Les glaciers ont disparu, les processus pluviaux sont moins forts. Au début de la mort de la chaîne de montagnes, l’érosion est relativement rapide avec quelques millimètres par an, puis petit à petit le relief s’atténue et la vitesse de l’érosion également pour arriver à des valeurs annuelles inférieures à 0,1 mm.

Racontez-nous l’histoire d’un massif disparu...

On peut évoquer la chaîne armoricaine en Bretagne. Ce massif, aujourd’hui constitué de collines d’une altitude maximale de 400 m, a fait partie d’un grand ensemble qui était la chaîne hercynienne. Les sommets du Massif armoricain ont probablement atteint 4 000 à 5 000 m il y a environ 300 millions d’années. L’étude des roches montre qu’aux limites de cette plaque tectonique des forces opposées contractaient la croûte et la maintenaient épaissie, comme aujourd’hui l’Himalaya à la convergence des plaques indienne et eurasiatique. Avec le déplacement des plaques voisines, les forces qui soulevaient le Massif armoricain ont peu à peu disparu. La chaîne s’est alors effondrée sous son propre poids en quelques dizaines de millions d’années. Pour que les Alpes deviennent une plaine, il faudra environ le même laps de temps. Mais il faudrait le calculer précisément, ce qui n’a jamais vraiment été fait.

Les collines du Massif armoricain en Bretagne sont les derniers vestiges de l’immense chaîne hercynienne qui s’élevait dans la région il y a 300 millions d’années. Ici, le Roc’h Trevezel haut de 385 m. / © Willy Mobilo / Alamy

Est-ce que Les Alpes s’élèvent encore par endroits ?

De manière surprenante, oui. Des données montrent qu’à certains endroits, dans le nord des Alpes françaises ou en Valais, les massifs s’élèvent encore de 2 mm par an. La raison de ce phénomène est très débattue. Ce qui a créé les Alpes, c’était la convergence entre l’Italie et le reste de l’Europe. Mais actuellement, quand on regarde le positionnement GPS, l’Italie ne s’enfonce plus dans la France ou la Suisse. Géodynamiquement, il n’y a donc plus de raison de créer de la topographie. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour proposer une explication au soulèvement de l’écorce terrestre encore à l’œuvre. La principale : il y a une réponse géodynamique à l’érosion et à la fonte de la calotte glaciaire. Il y a 20 000 ans, les reliefs alpins étaient recouverts en moyenne par 500 m de glace. On reprend notre histoire de glaçon qui remonte à mesure qu’il fond par le haut. Mais comme le manteau est visqueux, l’ensemble ne réagit pas instantanément et la matière met plusieurs milliers d’années pour remonter. Différents calculs ont été menés et certains chercheurs disent que ce rebond post-glaciaire n’est pas suffisant pour faire monter les Alpes de 1 à 2 mm par an, d’autres pensent l’inverse.

La géologie est une science terriblement complexe. Y a-t-il encore des inconnues dans le cycle de vie des montagnes ?

Finalement, dans la littérature scientifique, il y a assez peu de travaux qui se consacrent à la naissance et à la mort des chaînes de montagnes. Des recherches ont tout de même permis de faire émerger un paradoxe. Quand on regarde des modèles très simples, les rivières érodent rapidement les montagnes. La durée d’amincissement d’une chaîne devrait donc être assez courte à l’échelle des temps géologiques. Si l’on se base sur la vitesse de l’érosion, les montagnes devraient en fait disparaître aussi rapidement qu’elles ont grandi. Or, on s’est aperçu que la phase de croissance pouvait être assez rapide et la phase de décroissance plutôt longue. Les scientifiques essaient de comprendre cette dissymétrie. Autre questionnement : dans la plupart des cas, on arrive tout de même à la disparition de la chaîne en quelques dizaines de millions ­d’années. Mais certains massifs, c’est le cas des Appalaches en Amérique du Nord ou de l’Oural en Russie, qui culminent à 2 000 m, sont là depuis 150 à 180 millions d’années. Ils défient en quelque sorte l’idée qu’au bout d’un certain laps de temps elles devraient devenir des plaines. C’est une énigme qui n’est pas encore résolue. Des géologues considèrent que ce sont des chaînes qui ont subi une deuxième phase de compression, la croûte se serait répaissie. D’autres penchent pour une érosion qui serait de plus en plus inefficace au fil du temps. Mais pourquoi le serait-elle dans un cas et pas dans l’autre ? C’est un débat vivant.

Le sommet du Sustenhorn dans le canton d’Uri. Lors de la formation d’un massif, l’eau et la gravité se combinent pour faire naître les premiers ruisseaux qui peu à peu mènent au creusement du relief et à la formation d’une vallée. / © Twintheworld / stock.adobe.com

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Couverture de La Salamandre n°285

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 285  Décembre 2024 - Janvier 2025, article initialement paru sous le titre "Comment meurent les géantes"
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