Dans les abysses : la lutte sans pitié pour les nodules (épisode 2)
Plonger dans les abysses, c’est voyager dans un monde méconnu : le règne de la chimiosynthèse, des crevettes translucides et du calmar rouge. Dans l'épisode 2 de cette enquête, on s'intéresse cette fois aux fameux nodules, qui aiguisent l'appétit des géants miniers auxquels le président américain Donald Trump veut livrer le sous-sol marin.
Plonger dans les abysses, c’est voyager dans un monde méconnu : le règne de la chimiosynthèse, des crevettes translucides et du calmar rouge. Dans l'épisode 2 de cette enquête, on s'intéresse cette fois aux fameux nodules, qui aiguisent l'appétit des géants miniers auxquels le président américain Donald Trump veut livrer le sous-sol marin.
Depuis quelques années, l’explosion de la demande planétaire pour des technologies dites vertes a provoqué un boom inédit de l’extraction de ressources minérales. La production de voitures électriques et de panneaux solaires en tête. Pour remplacer les énergies fossiles sans remettre en cause le consumérisme, la quantité cumulée de métaux à extraire au cours des trente-cinq prochaines années dépasserait ce que les humains ont sorti du sol depuis l’Antiquité.
Les géants de l’industrie minière cherchent donc de nouveaux filons et leurs yeux sont braqués sur les fonds marins. À grande profondeur, trois types de gisements renferment de nombreux métaux : les sulfures hydrothermaux où habite la fameuse crevette Rimicaris (dans l'épisode 1 de cette enquête, nous racontions comment cette crevette vit à très grande profondeur), les encroûtements formés sur des monts sous-marins et les nodules polymétalliques. Ces derniers sont les plus convoités, car ils renferment plusieurs éléments précieux : le manganèse, le cobalt et le nickel.
Ils semblent en outre faciles à collecter sur les vastes plaines abyssales, à environ -5 000 m. Dans l’immense zone de Clarion-Clipperton, dans le Pacifique, le territoire marin le plus ausculté par l’industrie minière, la quantité de nodules atteindrait 21 milliards de tonnes.
La start-up The Metals Company (TMC) est en pole position pour s’accaparer ces nodules polymétalliques. Parrainée par l’État insulaire de Nauru, un atoll du Pacifique au territoire dévasté par l’extraction du phosphate tout au long du XXe siècle, TMC mène le lobbying en faveur de l’exploitation minière des abysses au sein de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Longtemps ronronnante, cette organisation liée à l’ONU est secouée depuis quatre ans par le forcing de certains États et acteurs privés pour lancer l’exploitation minière des océans.
Dans ce contexte, la décision unilatérale de Donald Trump, qui a annoncé par décret jeudi 24 avril 2025 sa volonté d’ouvrir l’exploitation minière dans les grands fonds marins, y compris dans les eaux internationales, rebat totalement les cartes et semble donner un coup de pouce décisif aux partisans de l'exploitation minière.


Bras de fer
Pour mieux comprendre ce qui se joue avec le coup de force du président américain, il faut faire un retour en arrière. En juillet 2023 s’achevait la clause dite des deux ans déclenchée en 2021 par TMC pour faire adopter un code minier légiférant cette activité dans les océans. Le règlement de l’AIFM indiquait qu’en cas de non-promulgation d’un tel code dans ce laps de temps, les entreprises minières pourraient faire la demande d’un contrat d’exploitation. Heureusement, la mobilisation d’ONG et de scientifiques a poussé une vingtaine d’États, dont la France et la Suisse, à appeler à un moratoire concernant ces activités en raison des menaces qu’elles font peser sur la biodiversité des abysses.
« Le feu vert n’a pas été donné aux entreprises minières et la majorité des pays s’est mise d’accord sur le fait qu’ils ne délivreraient pas de permis en l’absence de régulation. Cela a bloqué TMC qui voulait faire une demande le plus rapidement possible, témoigne Anne-Sophie Roux, porte-parole de l’ONG Sustainable Ocean Alliance, à la pointe du combat contre l’exploitation des fonds marins. Par esprit revanchard, la clause de la règle des deux ans n’est toujours pas fermée et théoriquement les entreprises peuvent toujours faire la demande d’un plan de travail. TMC a annoncé qu’elle le solliciterait après l’assemblée générale de l’AIFM en août 2024.»
“Il y avait une musique géniale, mais dans le clip il n’y avait rien sur les êtres vivants.
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Si aucun permis d'exploitation n'a encore été délivré en avril 2025, il y a un problème pour les défenseurs de l’environnement : l’AIFM est loin d’être neutre dans cette affaire. Son secrétaire général, Michael Lodge, serait clairement pro-exploitation. En mars 2023, le gouvernement allemand lui avait envoyé une lettre de reproches. Selon Berlin, le secrétaire général de l’AIFM s’était opposé, lors d’une réunion de travail, à des délégations qui voulaient durcir les règles pour l’octroi des permis miniers. « Le secrétaire général s’était aussi rendu en Corée du Sud pour convaincre Séoul d’adopter une position favorable à l’exploitation», explique Pierre-Yves Cadalen, chercheur associé au projet Life-Deeper, qui étudie les enjeux scientifiques et politiques des grands fonds marins. Dans le cadre de son travail, il a assisté aux négociations lors de l’assemblée générale de l’AIFM à Kingston à l’été 2023.
L’AIFM est un monde à part. C’est une institution internationale créée par la Convention du droit de la mer. Elle appartient à l’écosystème de l’ONU, tout en étant indépendante hiérarchiquement. «Les industriels tentent d’y convaincre les diplomates et le secrétariat général, poursuit Pierre-Yves Cadalen. À Kingston, j’ai été invité à un déjeuner organisé par TMC. Un clip était projeté aux participants et montrait l’héroïsme des pionniers dans la conquête minière des abysses. Il y avait une musique géniale, mais dans le clip il n’y avait rien sur les êtres vivants.»

Dans cette conquête du plancher océanique, les industriels sont-ils prêts à s’arranger avec la réalité de leur bilan écologique? L’entreprise suisse Allseas, spécialisée dans l’installation d’infrastructures offshore comme des pipelines ou des plates-formes de forage, apporte son savoir-faire technologique à la start-up TMC. Spécialiste des terrains compliqués, cette multinationale a évité à des sanctions du gouvernement américain en décembre 2019, selon le rapport confidentiel d’une ONG que nous avons pu consulter. À l’époque, Allseas avait stoppé en urgence sa participation à la construction du pipeline russe Nord Stream 2, en mer Baltique, suite à la signature par le président américain Joe Biden d’un décret sanctionnant toute entreprise collaborant à ce chantier.
Désormais, ce sont les abysses que vise Allseas. Son bateau géant Hidden Gem serait le premier navire-usine à collecter les nodules polymétalliques. Ce monstre des mers de 228 m est configuré pour déployer un tube de près de 5 km pour transporter les nodules du fond jusqu’à la surface. En 2022, l’entreprise a procédé à un test environnemental de collecte de nodules dans l’océan Pacifique. Mais le résultat positif vanté est critiqué.
« Les conditions dans lesquelles l’impact environnemental des technologies développées par Allseas a été évalué ont été remises en cause par certains des scientifiques engagés par Allseas pour réaliser ces tests, nous explique Mathias Schlegel, porte-parole de Greenpeace Suisse. Ils affirment que des tentatives ont été faites pour influencer l’indépendance des prélèvements. Les scientifiques ont par exemple été invités à extraire des échantillons en eau claire, en dehors du panache de sédiments.» La branche mexicaine de l’ONG environnementale était parvenue à infiltrer des activistes sur le Hidden Gem en mouillage dans le port de Manzanillo, pour médiatiser cette phase de test.
«Allseas est seulement intéressée par le business et n’en a rien à faire de l’environnement», peste Iris Menn, biologiste marine et directrice de Greenpeace Suisse.

Le porte-parole de Allseas, Jeroen Hagelstein, a accepté de répondre à nos questions au sujet des potentiels dégâts environnementaux liés à la collecte des nodules. Il balaye les reproches des ONG. «Lors de nos tests menés en novembre 2022, nous étions en liaison complète avec l’AIFM. Nous avons piloté un véhicule sous-marin à distance pour remonter 3 000 t de nodules, tout en contrôlant notre impact sur l’environnement.»
Selon Jeroen Hagelstein, Allseas a mis au point une technologie d’aspiration des nodules qui permet de limiter grandement les atteintes aux plaines abyssales. «Nous mettons beaucoup d’efforts pour que le système de collecte récupère le nodule de manière responsable. Quand le véhicule aspire un nodule, il va relâcher ensuite les autres éléments naturels fixés à lui. Alors que si on voulait maximiser l’efficacité de la collecte des nodules, on pourrait facilement créer une puissante force d’aspiration qui attraperait les nodules et tout ce qui les entoure.»
Une extraction des nodules à l’échelle industrielle infligerait pourtant d’énormes dommages à la biodiversité marine. L’association SystExt, créée par des professionnels des systèmes extractifs, dont la géologue-ingénieure Aurore Stéphant, a publié un rapport très complet – 208 sources sont citées – sur l’exploitation minière en eaux profondes. Le bilan est accablant. «Les surfaces détruites chaque année seraient immenses. La Banque mondiale estime ainsi que les impacts directs d’une seule exploitation de nodules pourraient affecter une superficie comprise entre 300 et 600 km2. par an ; tandis que les impacts indirects pourraient s’étendre sur une superficie comprise entre 1 500 et 6 000 km2., sur plusieurs années», lit-on.
“Des petits poissons aux crabes en passant par les poulpes, tout l’écosystème dépend donc de ces nodules. Cela revient à enlever les arbres d’une forêt
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Les dégâts directs sont causés par la destruction du milieu. « Les nodules servent d’habitat à la faune fixée... En l’absence de substrat dur au fond des océans, il faut un endroit où coraux et éponges puissent s’accrocher. Des petits poissons aux crabes en passant par les poulpes, tout l’écosystème dépend donc de ces nodules. Cela revient à enlever les arbres d’une forêt», explique Raphaël Seguin, chercheur spécialiste de la biodiversité marine à l’Université de Montpellier.
Quant aux dégâts indirects, ils sont provoqués par la création d’immenses panaches de sédiments après le passage des robots aspirateurs. Ce processus provoquera l’enfouissement et l’asphyxie d’une partie de la faune. En 1989, une simulation de passage de véhicules collecteurs de nodules avait été réalisée au large du Pérou. Une étude publiée en 2019 dans Scientific Reports en a mesuré les conséquences pour l’environnement local. Résultat, vingt-six ans après, la présence des éponges qui se nourrissent d’organismes en suspension dans l’eau était toujours 40 % inférieure à la normale. Pourtant, ces suspensivores jouent un rôle clé en transportant latéralement des nutriments au-dessus des plaines abyssales, les rendant disponibles pour d’autres espèces.

Enfin, un autre très gros risque environnemental est dissimulé dans l’obscurité des abysses. Les fonds marins sont un énorme puits à carbone. La matière organique, qui tombe continuellement depuis la surface, les cadavres de plancton, les excréments des poissons, apporte à la fois des nutriments indispensables à la vie abyssale et joue aussi un rôle de pompe biologique qui permet à l’océan de séquestrer environ un tiers des émissions de dioxyde de carbone liées aux activités humaines. .
«Sauf que l’exploitation minière des fonds marins risque de remettre en suspension ce carbone et peut à terme le renvoyer dans l’atmosphère», s’inquiète l’écologue marin Raphaël Seguin. Dans cette lutte pour la prise de possession des ressources minérales marines, les bénéfices financiers mirobolants promis par TMC ou Allseas pourraient d’ailleurs être exagérés.
Dans son rapport, l’association SystExt souligne que les teneurs moyennes en métaux d’intérêt dans les gisements sous-marins sont souvent inférieures à celles recensées en surface. Par exemple, dans la zone de Clarion-Clipperton, les nodules renferment 28,4 % de manganèse, contre des teneurs de 30 à 50 % dans les filons terrestres exploités. Pour le nickel ou le cobalt, c’est tout juste dans la moyenne.
Encore de l’espoir
«Il est en effet loin d’être sûr que cette activité soit rentable, plussoie le chercheur Pierre-Yves Cadalen. C’est très coûteux d’aller extraire des métaux si profondément dans l’océan.» Le combat pour préserver les fonds marins n’est pas perdu. Ces derniers mois, plusieurs victoires politiques ont été remportées grâce à la mobilisation de la communauté scientifique et d’activistes.
La France, lancée jusque-là dans la course à l’exploitation des ressources minières dans les océans, a subitement changé de position à la fin de l’année 2022 sous la pression des ONG. À la COP 27 de Charm el-Cheikh, en Égypte, le président Emmanuel Macron avait annoncé vouloir interdire purement et simplement « toute exploitation des grands fonds marins ». Paris a maintenu cette ligne lors de l’assemblée générale de l’AIFM à Kingston en juillet 2023. Un geste politique fort puisque la France possède la deuxième aire maritime mondiale avec ses territoires d’outre-mer.
“Nous voulons que les entreprises soient découragées d’investir dans ce business
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« La campagne auprès de la France a duré 10 mois. On a travaillé avec les scientifiques pour mettre en lumière leurs travaux sur les réseaux sociaux et dans les médias, afin d’imposer le sujet sur le calendrier politique», se félicite Anne-Sophie Roux, de l’ONG Sustainable Ocean Alliance. Dans les locaux de l’Ifremer à Brest, les chercheurs reconnaissent d’ailleurs à demi-mot qu’ils ont été soulagés par cette prise de position de Paris.
Chez Greenpeace, qui mène de nombreuses actions, on constate aussi que les lignes bougent grâce au travail de terrain. « Nous voulons que les entreprises soient découragées d’investir dans ce business. Il y a déjà des géants comme Samsung ou Google qui ont fait part de leur volonté de ne pas utiliser de minerais venant des fonds marins, donc ça fonctionne !», sourit la directrice de Greenpeace Suisse, Iris Menn.
Espérons que le décret signé par Donald Trump en faveur de l'exploitation minière dans les abysses n'écrase pas très vite tous ces efforts.
L'épisode 1 de cette enquête Dans les abysses : à la rencontre d'une étrange crevette, est à lire sur notre site.

Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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