Danse avec les silures
Un géant mystérieux se cache sous la surface du lac Léman. Nageons à la rencontre du silure, le plus grand poisson d’eau douce d’Europe.
Un géant mystérieux se cache sous la surface du lac Léman. Nageons à la rencontre du silure, le plus grand poisson d’eau douce d’Europe.
Un vent léger ride la surface du Léman alors que j’arrive aux Bains des Pâquis, à Genève. Ici, c’est la fin du lac. Une longue jetée marque le début de la rade, au milieu de laquelle jaillit l’immense jet d’eau emblématique de la ville. Il est encore tôt mais les pontons de bois destinés à la baignade sont déjà bien occupés. Je trouve une place encore libre et clame ma souveraineté sur ces quelques décimètres carrés en y étalant ma serviette comme un étendard. Puis, j’enfile palmes, masque et tuba avant de me glisser dans l’eau. Autour de moi, des ballons colorés passent de main en main, des éclats de rire fusent, des conversations se mélangent…
Mais sous la surface du lac se cache un autre monde aux habitants mystérieux. Parmi eux, un géant a fait son apparition il y a une quinzaine d’années : le silure (> Nouveau venu ?). C’est lui que je suis venu chercher.
Je mets la tête sous l’eau…
Nouveau venu ?
C’est entre 2000 et 2010 que le silure aurait colonisé le Léman, grâce à des lâchers effectués dans le Rhône. Au Moyen Age, ce poisson occupait de manière naturelle les bassins du Danube et du Rhin, à l’est et au nord de l’Europe. De multiples introductions et d’excellentes capacités d’adaptation lui ont permis de coloniser progressivement les grands lacs suisses et la majorité des fleuves français. Des fossiles découverts en Ardèche prouvent toutefois que le silure peuplait déjà le Rhône il y a quelques dizaines de milliers d’années, avant que la dernière glaciation ne l’en fasse disparaître.
Immédiatement, le vacarme de la ville devient une rumeur lointaine. Les rayons du soleil, chahutés par la surface, forment des draperies mouvantes. Autour de moi, tout est baigné d’une teinte qui hésite entre le vert et le bleu. Glas, comme disent les Bretons, pour qui ce seul mot désigne les deux couleurs. Quelques mètres sous mes palmes, le fond apparaît lointain, irréel. Je prends une grande inspiration et je plonge.
De grands massifs de plantes aquatiques ondulent dans le faible courant. Je nage lentement entre les tiges souples des myriophylles. Quelques jeunes perches au costume rayé de noir et d’argent jouent à cache-cache, ne sachant choisir entre prudence et curiosité. Deux barbeaux, sans doute venus du Rhône tout proche, passent en rasant le fond. Sous leur ventre, les cailloux sont couverts de petites moules d’eau douce (> Envahisseurs ?).
Envahisseurs ?
Arrivées dans le Léman respectivement en 1965 et 2015, les moules zébrées et quagga ont aujourd’hui complètement investi le lac. Ces bivalves originaires des bassins de la mer Caspienne et de la mer Noire peuvent boucher certaines canalisations et réduire les populations des mollusques indigènes. D’un autre côté, leurs exceptionnelles capacités de filtration ont permis de purifier les eaux du lac d’une partie de leur pollution, ce qui a favorisé les plantes aquatiques. De plus, ces moules sont très appréciées de certains oiseaux, à l’image du fuligule morillon dont les effectifs hivernaux ont fortement augmenté depuis leur installation. Alors, menace ou cadeau ?
Soudain, j’aperçois une longue forme sombre qui se faufile entre les potamots. Je m’approche. C’est lui ! En quelques coups de palmes, je me retrouve face à un silure de 1,20 m de long. Un bel individu, mais pas encore un géant. Ses yeux paraissent minuscules par rapport à sa grosse tête plate. Prédateur nocturne habitué aux eaux troubles, le silure ne compte pas sur sa vue pour se diriger ou se nourrir. Il utilise davantage ses longs barbillons, toujours en mouvement. Recouverts d’une multitude de récepteurs sensoriels, ils lui permettent de tâter son environnement et de « goûter » l’eau, comme un odorat subaquatique. Très pratique pour repérer ses proies, même cachées dans la vase.
Pour l’instant, il ne bouge presque pas. Seules ses nageoires battent lentement pour maintenir sa stabilité dans le faible courant. Il attend la tombée du jour pour se mettre en chasse (> Gargantua ?). Ma présence semble toutefois troubler son repos, il s’éloigne en ondulant gracieusement son long corps marbré de noir et de gris. Je n’insiste pas et poursuis mon exploration.
Gargantua ?
Malgré sa taille imposante et sa bouche démesurée, le silure n’est pas un ogre vorace. Il ne consomme en moyenne qu’entre 0,5 et 2 % de son propre poids par jour… moins que nous ! En revanche, il ne fait pas le difficile : poissons, écrevisses, mollusques, petits oiseaux et mammifères aquatiques, tout y passe. Très adaptable, il comprend rapidement comment profiter des ressources locales. C’est ainsi que, dans le Tarn, certains individus ont appris à s’échouer sur les bancs de graviers pour y capturer les pigeons venus faire trempette.
Je découvre un petit brocheton d’une quinzaine de centimètres, immobile entre deux touffes de characées. Jusqu’à l’arrivée du silure, cette espèce était la plus grande du lac, avec des records frôlant 1,40 m. Aujourd’hui, personne ne rivalise avec le nouveau venu, dont quelques spécimens dépassent 2,50 m. Certains craignent d’ailleurs que ce géant n’évince les espèces locales (> Pas si méchant ?). Inquiétude également du côté des adeptes de la baignade. Heureusement, le silure ne représente quasiment aucun risque pour l’être humain. Seuls les mâles peuvent parfois être agressifs pour défendre les œufs, qu’ils ont la tâche de garder durant l’été. Il faudrait toutefois aller chatouiller ces papas poules de très près, à quelques mètres de profondeur, pour qu’ils réagissent.
Perdu dans mes pensées, je remarque soudain une grande silhouette noire qui nage en dessous de moi. Large tête, long corps effilé vers l’arrière… Aucun doute, un second silure, et il a l’air gros. Je descends à son niveau et me rapproche lentement, jusqu’à passer à côté de lui. Il est plus grand que moi ! Curieux, il vient à ma rencontre et m’examine. J’ai beau savoir que je ne risque rien, ce face-à-face est tout de même impressionnant. Il s’approche si près que je peux voir les innombrables dents minuscules alignées le long de sa mâchoire entrouverte. Ses mouvements sont d’une grâce étonnante, il est ici dans son élément. Nous dansons silencieusement l’un autour de l’autre, jusqu’à ce que mes poumons me rappellent ma condition d’espèce terrestre. Je salue mon compagnon puis remonte en vitesse.
Pas si méchant ?
L’arrivée du silure, une catastrophe pour les poissons locaux ? D’après plusieurs études réalisées en France et en Suisse, il semblerait que non. Opportuniste, il consommerait principalement des proies abondantes et faciles à capturer. Sa présence n’aurait que peu d’effet sur la diversité, la densité et la biomasse des autres poissons, même plusieurs années après sa colonisation. De plus, il n’entrerait que peu en compétition avec les autres prédateurs, tels que le brochet. En revanche, il pourrait par endroits nuire à certains poissons migrateurs comme les saumons, les aloses ou les lamproies, déjà très menacés par les multiples aménagements qui entravent les cours d’eau.
A peine ai-je sorti la tête de l’eau que je suis submergé par le bruit des voitures, l’odeur des frites, les couleurs criardes des chemises à fleurs qu’arborent les vacanciers. Aussi fine soit-elle, la surface du lac est bel et bien une frontière entre deux mondes. Vous cherchez le dépaysement ? Oubliez les voyages au bout du monde et investissez dans un masque de plongée !
Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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