Demain, fini les bourdons ?
Le déclin des abeilles domestiques est un désastre planétaire. Mais les bourdons sont encore plus menacés. Le point avec le chercheur Denis Michez.
Le déclin des abeilles domestiques est un désastre planétaire. Mais les bourdons sont encore plus menacés. Le point avec le chercheur Denis Michez.
Denis Michez, vous êtes agronome de formation et professeur de botanique à l’Université de Mons, en Belgique. En même temps, votre spécialité, ce sont les abeilles. N’est-ce pas contradictoire ?
Pas du tout ! Sans fleurs, il n’y a pas d’abeilles. Et sans abeilles, pas d’agriculture. Ma formation me rend particulièrement sensible à l’importance de la relation entre les pollinisateurs et les plantes à fleurs. Je suis convaincu que c’est la clé du problème ! Voilà pourquoi je travaille depuis 10 ans dans l’équipe du professeur Pierre Rasmont, une référence mondiale sur les abeilles et tout particulièrement sur les bourdons. C’est lui, en 1989, qui mit en évidence pour la première fois le déclin inquiétant de ces insectes en Belgique.
Justement, on parle beaucoup de l’effondrement des populations d’abeilles domestiques dans tout l’hémisphère Nord. En est-il de même chez les bourdons ?
C’est pire encore pour eux ! Le XXe siècle a connu une évolution radicale de l’agriculture. En quelques dizaines d’années, on est passé d’un mode de culture artisanal à une agro-industrie dopée aux engrais de synthèse et aux pesticides. L’agrandissement des parcelles cultivées, le démantèlement des haies et la disparition des prairies extensives ont bouleversé le paysage. Pendant ce temps, les régions les plus peuplées ont connu une urbanisation galopante. Dans ce qu’il nous reste de campagnes, les fleurs ont pratiquement disparu. Or les abeilles – rappelons-le – ne mangent rien d’autre que du pollen et du nectar. Pas étonnant qu’il y ait un problème !
Pour l’abeille domestique, l’acarien varroa est souvent désigné comme principal coupable.
Bien sûr ! Certaines compagnies agrochimiques dépensent des millions pour nous convaincre de l’entière responsabilité de ce parasite. Mais si c’était vrai, pourquoi toutes les abeilles sauvages qui ne sont pas infestées par le varroa déclinent-elles aussi ? Non, les causes de cette catastrophe écologique sont multiples et la responsabilité de l’homme et de nos pratiques agricoles est évidente. Dans ce contexte, l’abeille mellifère a à la fois une chance et un problème supplémentaire. C’est une espèce domestique qui fait donc l’objet d'attentions particulières… mais aussi d’un commerce très actif. Or maladies et parasites voyagent avec les ruches.
En Asie du Sud-Est, le varroa vivait en équilibre avec les abeilles locales. Mais quand il a été involontairement transporté chez nous, cela a provoqué une véritable catastrophe. Et le varroa n’est pas le seul. Il y a plusieurs virus et d’autres ennemis des abeilles qui profitent de la mondialisation. Le frelon asiatique par exemple est un véritable serial killer qui cueille les ouvrières à la sortie des ruches. Probablement débarqué en France en 2004 dans des containers provenant de Chine, il progresse d’environ 100 kilomètres par an. Son arrivée en Suisse serait imminente.
Tout cela est très préoccupant, n’empêche que le problème numéro un reste probablement l’alimentation. Les abeilles n’ont plus rien à manger… ou alors elles s’empoisonnent.
Vous pensez aux pesticides ?
Oui, évidemment ! Je suis particulièrement préoccupé par l’arrivée des néonicotinoïdes. Ces insecticides sont inoculés à la plante cultivée par enrobage de sa graine. Leur toxicité très élevée se retrouve dans tous ses organes jusque dans le pollen et le nectar. Et puis, contrairement à ce qu’espéraient les promoteurs de ces nouvelles substances, elles contaminent aussi les sols et les plantes adventices. De nombreuses études montrent que ces substances ne tuent pas forcément immédiatement les abeilles domestiques ou sauvages, mais qu’elles perturbent gravement leur sens de l’orientation et leur reproduction.
Certains de ces pesticides sont autorisés et largement utilisés en Europe. Le problème est que les processus d’homologation de ces substances ne sont pas adaptés à la sensibilité des abeilles. Cela devrait changer mais cela prend du temps.
Et les bourdons ?
C’est tout simplement le groupe d’abeilles sauvages le plus menacé. Nous venons de terminer une étude sur les 68 espèces de bourdons recensés en Europe en collaboration avec l'UICN. Nous avons établi que 9 espèces présentent une tendance positive dans l'évolution de leurs populations, alors que 30 % sont stables, et 45 % en déclin. Au niveau national, dans les pays les plus touchés comme la Belgique, à peine cinq espèces se maintiennent bien : le bourdon terrestre, le bourdon des champs, le bourdon des prés, le bourdon des pierres et le bourdon des arbres. Ceux-là donnent l’impression que tout va bien, mais en réalité la faune des bourdons est en train de se banaliser complètement.
Ce sont pourtant des abeilles plutôt généralistes. Pourquoi une telle sensibilité ?
Sans doute parce qu’il y a beaucoup de bouches à nourrir dans une colonie. Il faut un grand stock de fleurs en continu du début du printemps jusqu’à la fin de l’été, ce qui devient rare. Les floraisons tardives sont particulièrement importantes car elles conditionnent la production d’adultes sexués. Et puis, une colonie de bourdons cumule sur plusieurs mois les risques de pollution d’origine humaine ou de problème climatique. A l'inverse, les abeilles solitaires bouclent leur cycle en quelques semaines.
Et le réchauffement climatique ?
Pas de chance ! Les bourdons sont parmi les seules abeilles qui n’aiment pas le chaud. C’est un sérieux problème supplémentaire pour eux. La canicule de 2003 a été une véritable catastrophe. Or ce ne sera pas la dernière.
La seule espèce qui paraît tirer son épingle du jeu climatique est le bourdon terrestre. C’est l’un des rares bourdons qui supporte les chaleurs méditerranéennes. Favorisé par rapport à ses cousins qui ont besoin de fraîcheur, il remonte de plus en plus vers le nord et a même pris l’ascendant sur la plupart des autres bourdons en Suède. C’est aussi une espèce introduite et invasive au Japon, en Tasmanie et en Argentine où il a gravement contaminé les bourdons locaux avec ses maladies.
De manière générale, plus une espèce de bourdon a une tolérance climatique large ou un régime alimentaire diversifié, plus elle a de chances de s’en sortir. On a aussi remarqué qu’une reproduction précoce donne un sérieux avantage, peut-être parce que cela permet aux colonies de se développer avant trop de fauches ou de pollutions chimiques.
Y a-t-il des plantes clés pour la conservation de ces insectes ?
Oui, les légumineuses ! La forme de leur fleur plaît aux bourdons et elles produisent beaucoup de nectar et un pollen d’excellente qualité. Autrefois, on en cultivait de grandes surfaces car ces plantes ont la propriété d’enrichir les sols en azote. Aujourd’hui, l’utilisation d’engrais permet malheureusement de se passer de leurs services.
Les bourdons vont-ils disparaître ?
J’espère que non ! En Belgique, en France ou en Suisse, la situation continue de s’aggraver. En revanche, dans les Pays-Bas ou en Grande Bretagne, il semblerait qu’on ait touché le fond. Des mesures agro-environnementales très conséquentes ont probablement eu un impact rapide sur les populations d’abeilles sauvages. Dans les années quatre-vingt, le joli Bombus subterraneus avait par exemple disparu d’Angleterre. Un ambitieux programme est en cours dans le sud-est du pays pour restaurer de grandes surfaces de prairies fleuries et réintroduire le bourdon disparu. Et ça marche !
Je trouve cet exemple extrêmement motivant. Notre chance, c’est que ces insectes sont très mobiles et qu’ils ont de grandes capacités de recolonisation. Même si certains sont devenus extrêmement rares, aucun des 68 bourdons ou des 1965 abeilles de la faune européenne n’a encore disparu. La situation est grave, mais il n’est pas trop tard pour agir. De plus, nous savons pour l’essentiel ce qu’il faut faire : plus de fleurs, moins de pesticides.
A titre individuel, que pouvons-nous faire ?
Les abeilles ont inspiré notre philosophie, notre poésie et même notre politique. Ce sont des ambassadeurs extraordinairement populaires du déclin général de la biodiversité. Le message qu’elles nous donnent est une chance que nous devons saisir. Cela peut commencer par nos choix de consommateur, en privilégiant systématiquement des produits issus d’une agriculture biologique ou raisonnée.
L’inertie des décideurs politiques m’inquiète, mais je veux rester positif. De toute façon, avons-nous le choix ? Si nous n’arrivons pas à stopper la disparition des insectes pollinisateurs, une bonne partie de notre système agricole va rapidement s’écrouler.
Consultez aussi notre fiche pratique pour venir en aide aux abeilles sauvages (et aux butineurs en général).
Denis Michez
Un agronome chez les abeilles
- 1978 Naissance à Baudour dans le sud-ouest de la Belgique.
- 2000 Ingénieur agronome. Premier stage d’entomologie dans le Languedoc.
- 2002 DEA sur les abeilles méllitidés.
- 2007 Doctorat à l’Université de Mons-Hainaut sur les abeilles méllitidés.
- 2008 Professeur assistant de botanique à Mons. Continue ses recherches sur les abeilles.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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