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Bouquetin, le funambule des crêtes
Le duel des bouquetins
La falaise résonne de leurs coups violents. Qui parmi les deux mâles bouquetins en rut gagnera cette joute dans le vide ? Témoignage d’Erik Lapied, cinéaste de montagne français.
La falaise résonne de leurs coups violents. Qui parmi les deux mâles bouquetins en rut gagnera cette joute dans le vide ? Témoignage d’Erik Lapied, cinéaste de montagne français.
Dans la nuit étoilée et froide du 15 décembre, pas besoin de lampe frontale : la blancheur argentée de la neige suffit. Je souffle un peu sous le poids de mon sac. Avec ma femme Anne aussi chargée que moi, nous sommes en train d’avancer pas à pas dans une vallée du Parc national italien du Grand Paradis, à quelques minutes à vol de gypaète du massif du Mont-Blanc. Pour l’instant, seule l’ombre noire des imposants rochers vers lesquels nous marchons se dessine dans la lumière violette d’avant aube.
Rut au solstice d’hiver
Nous voulons rejoindre une harde de bouquetins que nous tentons de suivre tant bien que mal depuis deux semaines. Je me retourne. Le fond de la vallée est loin en dessous. Dans le silence seulement troublé par le crissement de nos chaussures hivernales, je devine Anne cent mètres plus haut. Nous connaissons l’itinéraire par cœur. Sans doute est-elle perdue dans ses songes comme je le suis moi-même.
En décembre, les heures de jour sont comptées et nous obligent à monter et à descendre de nuit. Nous savons qu’à la première chute de neige sérieuse, l’accès du vallon sera interdit pour cause d’avalanches.
Depuis vingt ans, nous réservons dans notre agenda une priorité quasi sacrée au rut des bouquetins. Les amours de Capra ibex se déroulent autour du solstice d’hiver. Certes, il faut lutter contre le froid et déjouer les pièges de la montagne. Mais c’est sans conteste pour nous à cette période de l’année que les animaux sont les plus beaux. Dans leur robe sombre composée de quatre sortes de poils, les grands mâles de presque cent kilos sont tout aussi prêts à affronter l’hiver que leurs adversaires. Ils se déplacent dans ces falaises cristallines avec une aisance et un sang-froid déconcertants.
Le jour s’est levé. Un nouvel arrêt s’impose pour chausser les crampons à glace. Très haut dans la face rocheuse, la silhouette d’un bouquetin défie le vide. Immobile depuis plus de dix minutes, son imposante musculature domine un vallon où tout n’est que nature à l’état brut.
Soudain, un frisson me traverse comme la foudre. Un claquement sec vient de transpercer le silence. Avec l’écho, nous avons du mal à localiser précisément ce qui n’est ni une avalanche ni une chute de pierres, mais bel et bien le choc des cornes de deux bouquetins rivaux.
Treize bouquetins contre quatorze
Aux jumelles, nous reconnaissons deux des plus grands mâles du secteur. Ils sont sur un promontoire, à mi-hauteur de la paroi. Hier complices, aujourd’hui adversaires. Agés de treize et quatorze ans, les deux semblent de même force. La taille de leurs cornes avoisine le mètre. La courbure plus prononcée du plus âgé nous permet de les différencier. Avec la régularité d’un métronome, les coups s’enchaînent avec violence.
Pour être sûrs de ne rien manquer, mais aussi pour que les étagnes et les cabris commencent à s’habituer à notre présence, nous avons investi les lieux début décembre. Depuis deux jours, avec sans doute les effluves d’une première femelle en chaleur, les choses sérieuses ont commencé. Sur le promontoire, la joute gagne en intensité. Les coups sont plus durs. Le bouquetin situé en amont se dresse sur ses pattes postérieures. Poignets fléchis sur le poitrail, il reste suspendu un instant en équilibre, incline la tête puis se laisse tomber de tout son poids sur le front de son adversaire, cornes contre cornes. Nous tremblons pour eux, craignant une chute dans le vide.
Dégringolade hors contrôle
Le métronome s’est arrêté après une demi-heure… La joute serait-elle terminée ? Etourdis par la violence des coups, les deux combattants se tiennent face à face. Celui du bas finit par quitter le promontoire et descend dans notre direction. Mais le second ne le lâche pas d’un sabot et, dans la pente raide qui suit la falaise, tente de lui asséner des coups de côté. A plusieurs reprises, cette course-poursuite est ponctuée de nouveaux accrochages sur des blocs accrochés dans la pente. Qui gagnera ce duel à rebondissements ? Chez les bouquetins, qui dit vainqueur dit priorité à l’accouplement.
Incroyable ! Tous deux dégringolent dans un glissement de terrain qui interdit toute prise solide… Les appuis d’une fraction de seconde s’enchaînent. Poussière, chute de pierres. Ne pas perdre l’équilibre et surtout ne pas oublier l’adversaire pour lui envoyer, à la moindre occasion, un coup de cornes dans le poitrail.
Dans le souffle des titans
Quelques secondes plus tard, ils ne sont plus qu’à vingt mètres. Nous les entendons haleter. Une forte odeur de bouc envahit le versant. Ils descendent encore en sifflant et en tournoyant avant de disparaître hors de notre vue. Avec nos crampons aux pieds, nous les suivons tant bien que mal sur le terrain gelé, curieux de savoir qui va finalement l’emporter.
Deux cents mètres plus bas, le duel reprend sur une vire surplombant une cascade de glace. Décidément, leur sens de la mise en scène dépasse notre entendement ! Sous la pression des sabots, des pierres roulent et sont projetées dans le vide. Arc-bouté de tout son corps, le bouquetin situé en contrebas encaisse et amortit les coups de cornes comme il peut. Comment, même protégé par une épaisse couche osseuse, un cerveau peut-il résister à pareille violence ?
K.O. tous deux
Cela fait trois heures qu’ils s’assaillent avec une force égale sans perdre un pouce de terrain. De temps à autre, lors d’une accalmie, ils échangent leur place. Les coups s’espacent, les bêtes fatiguent. Ils sont immobiles, face à face. La cascade de glace est toujours dans l’ombre. Une dernière passe d’armes sans conviction laisse définitivement la place au glouglou sourd du torrent enfoui sous la glace. Nous gelons sur place.
Etourdis, épuisés, ils finissent par se séparer. L’un descend, l’œil mi-clos, la corne sanguinolente. Il cherche quelques herbes au bord du vide puis se couche. L’autre, celui aux cornes les plus recourbées, sans doute le vainqueur, remonte en piteux état vers la paroi. Quatre cents mètres plus haut, au soleil, les frétillements de langues d’autres mâles captent les effluves des femelles.
En redescendant vers le chalet, j’ai une pensée pour tous ces hommes, souvent inconnus, qui ont cru et œuvré pour le retour du bouquetin, espèce emblématique des Alpes. Comme quoi, quand on le veut, tout est possible !
Chaud l’hiver pour les bouquetins !
Le rut du bouquetin a lieu entre décembre et janvier. Mais les boucs anticipent l’établissement de la hiérarchie en s’affrontant à coups de cornes au printemps et en début d’été. Cela leur évite de gaspiller trop d’énergie en hiver. N’empêche : la suprématie du dominant, celui qui fécondera le plus de femelles, est souvent remise en question à la saison des amours. Duels et accouplements ont lieu sur des crêtes ou dans des falaises peu enneigées entre 2500 et 3000 m d’altitude.
Dans tous ses états
A cette époque de combats, le bouc semble perdre la raison. Il frotte ses grosses cornes contre rochers ou mélèzes et tout prétexte est bon pour se battre. Il ne prend pratiquement pas la peine de se nourrir et survit grâce aux graisses accumulées en été. Au maximum de son excitation, il suit les étagnes pas à pas en grognant, langue noire frétillante, cornes rabattues sur son dos, queue relevée. Parfois même, on peut voir sa verge rouge en érection. Pourquoi fronce-t-il les lèvres ? Pour savoir si la femelle est fertile, il canalise ses odeurs vers une structure située entre la bouche et le nez : l’organe de Jacobson.
Impatients rabroués
Contrairement au mâle, chez qui une production réduite de spermatozoïdes a lieu toute l’année, l’étagne n’est fertile que quelques jours par an. Les femelles pas encore réceptives repoussent inlassablement par des coups de cornes les tentatives des mâles excités. Le sexe, ça ne les intéresse pas encore...
Amours libres
Lorsque l’étagne est fertile, elle finit par céder aux avances d’un bouc qui n’est pas forcément le dominant. Elle tolère de mieux en mieux ses caresses, lui lèche le museau et finit par signifier son accord par un frétillement de queue. Les accouplements ne durent que cinq à quinze secondes. Ils peuvent se répéter jusqu’à quatre fois en un quart d’heure avec semble-t-il indifféremment le même partenaire… ou des mâles différents.
Rendez-vous fines herbes
Les étagnes mettront bas en juin après une gestation de cinq mois et demi. En début d’été, la qualité et la quantité de l’herbe permettront de répondre aux importants besoins énergétiques demandés par l’allaitement.
Planning familial
Les bouquetins mâles et femelles atteignent la maturité sexuelle vers deux ans. Mais la compétition entre les boucs fait rage et les jeunes mâles adultes doivent attendre des années avant de se reproduire. Quant aux femelles, c’est entre trois et treize ans qu’elles sont le plus productives. Dans les jeunes populations, elles mettent bas un cabri par an, rarement des jumeaux. Dans les vieilles colonies, ou si la nourriture est comptée, elles ne font qu’un petit tous les deux ou trois ans.
Découvrez le film Mille et une traces tourné dans le Parc national du Grand Paradis par les deux cinéastes passionnés de montagne Anne et Erik Lapied.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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