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Planète algue
A la découverte des algues sur l’estran
Balade là où la mer vient et se retire toutes les douze heures, à la découverte d’un monde d'algues étonnamment subtil… et souvent comestible.
Balade là où la mer vient et se retire toutes les douze heures, à la découverte d’un monde d'algues étonnamment subtil… et souvent comestible.
8 h 30, Préfailles, Pointe Saint-Gildas en Loire-Atlantique, entre l’estuaire de la Loire et Noirmoutier. Face à l’océan, le vent apporte des notes salées à la bruine. Ma parka ne sera pas de trop. Denis Clavreul, peintre naturaliste qui m’accompagne pour cette immersion dans le monde des algues, remet en place son bonnet. Indifférente à cette météo maussade, la mer s’est éloignée. En ce jour de fort coefficient de marée, elle s’en va en six heures environ, puis remonte dans le même laps de temps.
Devant nous, l’estran ne ressemble pas à celui, sableux et désert, que les vacanciers choisissent pour lézarder. C’est un chaos rocheux de blocs et de failles que couvre un tapis sombre aux taches vert cru, une végétation déconcertante que deux passionnés vont nous faire découvrir. D’ailleurs, les voilà : Dominique Chagneau, botaniste amateur enthousiaste, et Thierry Poissonnet, enfant du pays plus posé, tous deux militants de longue date à l’association Bretagne Vivante. Alors, bottes aux pieds, cheveux au vent, nous nous élançons, déjà enivrés par l’odeur de la mer, mélange de molécules volatiles émises par les algues et le plancton marin.
Au royaume des brunes
Dominique nous arrête dès nos premiers pas. Elle se penche sur une première trouvaille en s’exclamant : « Pelvetia caniculata ! » Il va falloir s’y faire, la spécialiste ne désigne les algues que par leur nom scientifique, à défaut d’une dénomination française assez précise pour beaucoup d’entre elles. Cette petite touffe de lanières qui pend le long du rocher paraît verdâtre. De sa voix feutrée, Thierry est pourtant catégorique : « C’est une algue brune. » Ce classement des algues en grands ensembles définis par des couleurs a été établi au XVIIIe siècle. On le doit à un botaniste irlandais pionnier : William Henry Harvey. Confirmée par la génétique, sa méthode de classification s’applique encore aujourd’hui (> pp. 30-43). Dominique nous le confirme. « Les algues marines possèdent des pigments spécifiques, rouges, orange, bleus qui masquent la chlorophylle verte et favorisent, pour certains, la photosynthèse. » Je sens qu’on bascule dans un monde inconnu et que ces plantes sont bien plus sophistiquées qu’elles n’en ont l’air.
Les algues dites brunes sont les reines de cette zone de balancement des marées, appelée étage médio-littoral. Pelvetia est la championne de cette partie supérieure de l’estran. Aux confins du monde terrestre et marin, il lui arrive de rester plusieurs jours sans être atteinte par la mer. Elle noircit alors et, malgré ses gouttières qui retiennent l’humidité, elle se dessèche jusqu’à devenir cassante… mais ne meurt pas.
Denis semble dubitatif. Devra-t-il attendre qu’elle s’assouplisse aux premières caresses des vagues pour l’illustrer convenablement ? Car cette situation exondée convient si bien à cette algue qu’on ne la retrouvera ni plus bas, ni dans les cuvettes d’eau. Dominique nous révèle son secret : elle vit en symbiose avec un champignon qui l’aide à survivre à ces alternances radicales.
Six pas plus loin, Thierry remarque une autre algue brune. C’est Fucus spiralis. « Les espèces se répartissent selon le temps d’émersion que chacune peut supporter. » Après ce fucus spiralé, ça sera Fucus vesiculosus, puis Ascophyllum nodosum et enfin Fucus serratus (> ci-dessous). Ces algues brunes forment ce désordre échoué qu’on appelle varech ou goémon. Mais, oups, ça glisse ! J’ai bien failli coincer ma botte dans un trou d’eau caché. Le film visqueux que sécrètent ces végétaux leur assure une certaine humidité quand la mer se retire. Il leur permet aussi de coulisser les uns sur les autres, sans s’emmêler ni se déchirer dans le ressac. Ainsi, chaque fois que l’eau se retire, des parties différentes sont exposées au grand air.
Les algues offrent un refuge à d’innombrables bêtes à cornes ou à pinces. A marée haute, les gastéropodes se déplacent en broutant les micro-
organismes qui prospèrent à leur surface. Et quand la mer s’en va, bigorneaux et autres littorines aux jolies coquilles colorées recherchent l’humidité sous le tapis algueux. Ces mollusques se cachent en se collant sous le goémon et conservent ainsi leur corps mou dans un petit bain d’eau de mer.
« Regardez cet Ascophyllum. » Thierry tient l’extrémité d’une longue et étroite lanière brun jaunâtre où s’intercalent régulièrement de gros flotteurs ovales (> ci-dessus). Ils permettent à l’algue de se rapprocher de la surface et donc de la lumière à marée haute. « En comptant ceux de l’axe principal, on peut connaître l’âge de cette plante, car elle en produit un par an. »
La pluie a cessé, Denis peut enfin sortir sa planche à dessins. Dominique attire notre attention sur une sorte de pompon laineux fixé sur l’Ascophyllum « C’est une algue rouge hémiparasite. » Bien que cette Vertebrata lanosa soit capable de photosynthèse, les cellules de sa base pénètrent celles de son hôte et pompent des substances nutritives, comme le gui sur un arbre. Tiens donc, sous l’eau aussi, il y a des pique-assiette !
Vasques pleines de vie
Mais avançons, car notre balade botanique est limitée par la durée de la marée. La mer recule, laissant quelques trous d’eau salée entre les rochers. En s’approchant de l’une d’elles, nous faisons fuir une petite troupe d’alevins sous les algues. Un crabe vert à la carapace délicatement dessinée s’esquive dans une faille. Il n’y a que l’anémone rouge qui reste en place sur son rocher, tentacules rétractés en une boule compacte. Au fond de la cuvette, des végétaux d’allures différentes forment une mosaïque colorée. Dominique prélève un échantillon d’ulve, « une algue verte qui ressemble à une salade aux feuilles sans nervure » (ci-dessous).
Pendant ce temps, Denis se tient penché sur la vasque, fasciné par une algue d’un bleu turquoise inattendu. « Quelle merveille ! » Mais quand Thierry en détache quelques filaments, les reflets bleu-vert s’évanouissent hors de l’eau : « C’est Chondria coerulescens, une algue rouge. » Sa couleur sous l’eau n’est pas due à des pigments, mais à des composés qui réfléchissent la lumière, comme un CD ou une bulle de savon (> ci-dessous).
D’autres découvertes, dont je vous épargne les noms, se plaisent aussi dans cette cuvette, où elles profitent d’une immersion prolongée. Et puis, sur le rocher voisin, mon regard est attiré par des végétaux blancs. Des algues rouges détruites par les rayons ultraviolets du soleil durant l’été. Dominique s’en inquiète : « On peut se demander à quel point les étés très chauds ne vont pas faire disparaître certaines espèces. Notre côte bretonne en compte 650, mais qui les connaît ? L’intérêt pour les algues est si faible… »
Trois heures plus tard, nous atteignons enfin la mer, qui, imperturbablement, a entrepris sa remontée. Son écume recouvre déjà des géantes qui forment des forêts sous-marines à l’étage infralittoral : les laminaires (> ci-dessus). Elles n’émergent que six à dix fois dans l’année, au moment des très grandes marées. Et voilà, après cette balade aérienne au fond des mers, notre petite troupe regagne la terre ferme. J’ai la tête pleine de noms latins. M’en souviendrai-je longtemps ?
Algues à croquer
Le lendemain, Denis et moi avons un second rendez-vous sur le littoral, une quarantaine de kilomètres plus au nord. Cette fois, à Piriac-sur-Mer, nous rencontrons Jean-Paul Julien, fondateur et animateur de l’association Les Alguistes du Castelli. Depuis quinze ans, ce guide promène des familles sur son estran favori, où la mer et le vent ont découpé des falaises. En contrebas, sur les rochers, les cellules reproductrices des algues n’ont pas la tâche facile pour se fixer entre huîtres et moules sauvages. Il y a aussi les balanes, ces petits crustacés emmurés dans de solides plaques calcaires, qui empêchent leurs crampons de s'accrocher aux aspérités de la pierre, quand ce ne sont pas les patelles qui broutent les jeunes pousses à marée haute.
A mon grand étonnement, j’arrive à reconnaître ici quelques-unes des espèces parmi la cinquantaine découverte la veille à Saint-Gildas. Avec passion, Jean-Paul nous présente sa façon de les accommoder, fraîches ou séchées. Car les algues, riches en vitamines et en oligo-éléments, sont des compléments alimentaires faciles à trouver. Il sait leur nom scientifique, mais préfère utiliser des termes locaux plus évocateurs. « Voici le haricot de mer, Himanthalia elongata, dont on fait cuire l’extrémité des lanières. » Cette algue brune annuelle ne se récolte qu’à l’occasion de grandes marées, en été, quand ses lames ont bien poussé.
Jean-Paul tend à Denis une algue rouge ramifiée comme une petite feuille de fougère. « Croquez-la et vous comprendrez pourquoi on la surnomme algue poivre. » C’est vrai, ça pique la langue. « On peut en assaisonner une salade de tomates. » Il y a aussi Corallina officinalis, une algue rouge calcifiée utilisée autrefois pour combattre les vers intestinaux chez les enfants.. Ou encore Porphyra umbilicalis, coriace comme un sac en polyéthylène. Une cousine du nori cultivé au Japon pour les soupes miso et les sushis en rouleaux.
Impossible de s’attarder à déguster. La mer nous pousse à remonter, nous rappelant une seconde fois notre condition de bipède terrestre. Nous quittons l’estran, laissant les algues se déployer dans le monde secret des flots. Jamais je n’aurais imaginé qu’il y ait tant d’algues différentes sur quelques dizaines de mètres du littoral. C’est un véritable monde qui s’est ouvert à nous.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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