Face au donjon de la cigogne noire
Au cœur de la troisième plus grande forêt de France se cache la cigogne noire. Notre rédacteur Jean-Philippe Paul a partagé l’intimité de l’oiseau rare.
Au cœur de la troisième plus grande forêt de France se cache la cigogne noire. Notre rédacteur Jean-Philippe Paul a partagé l’intimité de l’oiseau rare.
Dans les bras du grand chêne
6 mars La voûte des grands arbres m’invite à entrer dans la forêt. En guise de tapis rouge, il y a les feuilles mortes de l’année passée. Le sous-bois est encore nu et la vue porte assez loin. Mais plus j’avance et plus mes pas se font prudents. Comme un Indien, je vise la mousse et la terre nue pour ne pas faire craquer les brindilles. Bientôt, j’aperçois le tronc d’un vieux bouleau étendu par terre comme pour me barrer le chemin. Juste derrière, un chêne robuste porte à flanc de tronc un impressionnant amas de branches. Enfin, le nid de la dame noire ! Depuis quinze ans, je rêve de cet instant. J’ai devant moi l’une des demeures les plus secrètes de la nature. Mais aussitôt mes tempes martèlent une question obsédante : que fais-tu ici, intrus ?
Vite, je m’approche encore un peu car je participe au suivi scientifique du seul couple connu dans la région. Le nid est vide. Mais sur les rameaux noirs et humides, j’aperçois des branches vertes déposées tout récemment. Génial, les cigognes noires sont de retour. Je décampe.
Berceau géant
La cigogne noire construit un nid énorme, parfois à partir de celui d’un rapace comme l’autour des palombes. Son diamètre dépasse en général 1 mètre 20, parfois 2 mètres pour une épaisseur de 50 centimètres, voire trois fois plus. Le poids des plus gros avoisine une tonne. La plateforme est en général établie dans un chêne, sur une grosse branche latérale à la base du houppier. Elle peut être utilisée plusieurs années de suite. Le couple en possède souvent une seconde dans un rayon de 1 à 4 km.
Vivons cachées
Le voisinage de l’homme ne convient pas à la cigogne noire. D’une forêt, elle choisit presque toujours le cœur plutôt que la lisière. L’oiseau cherche la présence de ruisseaux, de vasières et d’étangs pour pêcher. Chabots, truitelles, vairons et autres poissons de taille modeste font son bonheur. Le long bec rouge capture aussi amphibiens, insectes, crustacés, reptiles et petits mammifères. On dit que le retour du castor l’aurait favorisée dans certaines contrées. Grâce à ses barrages qui multiplient les plans d’eau.
Au bonheur des dames
23 mars La première année, les cigognes ont dû mettre des semaines à choisir ce chêne au cœur de la forêt. Branche après branche, elles ont consolidé leur nid et leur couple à l’abri des regards. L’endroit est situé à quatre kilomètres de la première habitation, perdu dans les vingt mille hectares de l’immense forêt de Chaux. Pour son logis, la dame noire recherche ce qui ressemble le plus au sauvage.
Pendant des années, l’arbre élu est resté ignoré des hommes. Maintenant que les ornithologues sont parvenus à le localiser, il ne faut prendre aucun risque. Les cigognes adultes ont besoin d’une tranquillité absolue pour pondre et couver. Contrairement à ma première visite il y a trois semaines, plus question de m’approcher du sanctuaire.
Alors, je me poste dans une immense clairière deux kilomètres plus loin : ma fenêtre sur le ciel. Une coupe d’arbres a laissé place à un champ de molinies jaunies et à de jeunes bouleaux. Masquée mais étincelante, une pie-grièche grise a régné ici tout l’hiver. Elle va bientôt repartir en Scandinavie. Ce matin, je la surprends qui chasse en plein vol des pinsons migrateurs.
Soudain, deux silhouettes impriment leurs ombres sur la piste forestière où je me trouve. Des cigognes noires ! Impossible de savoir si ce sont les habitantes des lieux de retour de pêche ou des voyageuses. Quelques minutes plus tard, trois autres individus me survolent en alternant grands cercles ascendants et lents planés en direction du nord-est. D’ici ou d’ailleurs, ma forêt est leur paradis.
Un trésor sous le ventre
15 avril 6 h 10 du matin. La hulotte se tait. Un peu de lumière s’infiltre entre les troncs. En zoomant au maximum dans mon télescope, je parviens à apercevoir un iris sombre entouré d’une peau rouge. C’est tout, mais c’est beaucoup. Depuis mon affût dissimulé avec d’infinies précautions, impossible de voir le nid à l’œil nu. Les feuilles tendres des charmes et des chênes forment un écran de sûreté entre la cigogne et moi. Elle couve, c’est la grande nouvelle du jour. Depuis combien de jours ? Je l’ignore. Mâle ou femelle, impossible à dire. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
J’en sais assez pour m’en aller, mais j’attendrai jusqu’à la nuit pour m’éclipser discrètement.
A 7 h 27, de soudains et bruyants travaux forestiers me sortent du sacre du printemps. L’oiseau couveur tend le cou. Il paraît stressé jusqu’à la fin du boucan vers midi.
Une identité révélée
A la mi-journée, un oiseau relaie l’autre pour couver. L’un se couche délicatement sur les œufs. L’autre toilette son plumage quelques minutes avant de rejoindre le sous-bois par un court vol plané. Je suis impressionné de voir combien un si gros voilier est agile et discret entre troncs et branches. La canopée est trouée à l’est du nid. J’ai lu que ce genre de couloir de décollage et d’atterrissage est primordial dans le choix du donjon.
100 jours
Les cigognes noires mâle et femelle couvent pendant 5 semaines 1 à 5 œufs pondus en général fin mars. Puis les poussins passent 9 à 10 semaines au nid. Ainsi, le couple doit choyer sa progéniture pendant plus de trois mois. En France, on estime qu’un couple qui réussit à se reproduire élève en moyenne un peu plus de trois jeunes à l’envol.
Pour tromper la monotonie de mon affût, j’essaie de deviner sur ma carte où les cigognes vont pêcher. A cette saison, l’eau coule encore dans les ruisseaux des alentours. J’imagine un coup de bec sur une lamproie ou un triton.
Et tout à coup, mon attente est récompensée par une observation inoubliable. L’oiseau qui couvait décolle soudain et se laisse tomber vers le sol dans ma direction. Il se pose à quinze mètres à peine, commence à marcher et prélève de la mousse à hauteur de bec contre un tronc. Après un aller et retour à la maison, la cigogne ramasse une grosse branche qui va un peu déséquilibrer son vol. Ainsi de suite avec une brindille, des herbes sèches, à nouveau de la mousse ramenées sur le nid.
Un peu plus tard, l’un des deux oiseaux se lève du nid pour se dégourdir les pattes. J’aperçois une bague ! Au hasard des mouvements du feuillage, je zoome et me concentre au maximum… CH13, tel est son nom de code, un individu dont je saurai plus tard qu’il a été bagué le 4 juin 2005 en Bourgogne.
A perte de vue
Le territoire de la cigogne noire ne se limite pas au sanctuaire choisi pour son nid. Pour nourrir ses jeunes, elle a besoin de très nombreux sites de pêche. Des suivis par satellite en Bourgogne on montré qu’un couple peut exploiter 800 km2, soit un rectangle de 40 sur 20 km. Les adultes utilisent surtout un secteur de 2 km autour du nid pendant la couvaison. Puis, au fur et à mesure que les jeunes grandissent, ils osent s’éloigner toujours plus.
Histoire de famille
20 mai Ma dernière visite remonte à plus d’un mois. L’angoisse monte tandis que je me rapproche du nid. A cette période de l’année, la forêt est fréquentée par les forestiers, les promeneurs et les vététistes… Pour le meilleur et pour le pire. Un seul dérangement peut suffire à faire échouer la nichée. Les canines d’une martre, les serres d’un autour ou simplement une pluie prolongée peuvent également suffire à tout compromettre.
Martre et autour
Pendant les longs mois qu’elle passe au nid, la cigogne doit éviter la martre, sa pire ennemie. Plus le nid est construit loin du tronc, moins le mustélidé arriverait à ses fins. L’autour des palombes, le grand-duc et le pygargue sont également dangereux. Un feuillage dense au-dessus du nid serait la meilleure protection contre les rapaces.
Le feuillage est encore plus dense que la dernière fois et mon espionnage à distance relève de la stratégie militaire. D’abord, je repère le vieux bouleau mort à la longue-vue, je vise l’arrière-plan, le tronc du grand chêne, je monte, je grossis soixante fois et je retiens mon souffle… ça bouge !
Grande sensible
En avril, ne découvre pas ton nid d’un fil. En cas de dérangement, la nichée est abandonnée dans les trois quarts des cas et les deux adultes ne nicheront pas forcément l’année suivante. Il faudra du temps pour faire confiance à un nouveau site. D’autres dangers guettent la dame noire : braconnage, pesticides, collision avec des pylônes, des câbles et des éoliennes. A propos de ciel, les années fraîches et pluvieuses sont pour elles de mauvais millésimes.
D’abord une puis deux têtes hirsutes et chancelantes. Trois. Quatre, toute une famille ! A côté de ces petits monstres en duvet blanc, j’aperçois un des parents, noir, vert et pourpre. La smala a environ trois ou quatre semaines et devrait s’envoler fin juin. D’après mes calculs, la ponte a dû avoir lieu vers le 25 mars.
J’ai à peine le temps de reprendre mes esprits que la nichée se met à grogner en tendant le cou vers une ombre qui atterrit en un éclair. Un nourrissage. Le parent CH13 revient de la pêche et régurgite. Seulement 88 des 413 kilomètres de ruisseaux recensés dans l’immense forêt resteraient en eau toute l’année. Les trois quarts s’assèchent au fur et à mesure que l’été approche. Où était-il ? Heureusement, il y a quelques étangs pas loin d’ici et la Loue et le Doubs à quelques kilomètres.
Le commando Cigogne
29 mai Le grand jour. Avec l’Office national des forêts et la Ligue pour la protection des oiseaux, il est décidé que les jeunes seront bagués au nid ce matin. Ne vaudrait-il pas mieux les laisser en paix ? Pas sûr. La protection de cette espèce sensible a besoin des informations collectées grâce à ces bijoux en plastique blanc qui portent leur matricule.
L’équipe est sur place après un trajet volontairement alambiqué, histoire de brouiller les pistes. Il y a notamment Frédéric, bagueur autorisé par le Muséum national d’histoire naturelle de Paris, Jean-Luc, forestier ornithologue, Damien, grimpeur émérite, et moi-même. Après avoir vérifié le nombre de poussins encore au nid, nous profitons de l’absence des parents pour faire vite et bien.
Damien passe une corde autour d’une branche solide. Puis il se hisse jusqu’au nid et prélève les jeunes dans un sac avant de les faire descendre au sol. Frédéric mesure, pèse, ausculte et surtout bague chacun des gros poussins bigarrés. Sans oublier de prélever une plume pour faire parler la génétique.
Vite, le sac remonte. Hop, Damien remet les quatre frères et sœurs dans le nid géant. Un adulte tourne haut dans le ciel, nous sommes repérés ! Heureusement, les parents n’abandonnent plus la nichée quand les poussins ont cet âge. On file quand même dare-dare.
Envol vers la lumière
11 juillet L’été s’est installé. L’air est moite et le sous-bois assombri par le feuillage dense. Dans une flaque d’ornière, l’eau vibre devant mes pas. Des sonneurs à ventre jaune nagent pour me fuir. Encore un fossé envahi de fougères aigles à franchir et me voilà sur le chemin adopté par l’un des cigogneaux pour faire ses exercices de vol. Il est là, à quelques centaines de mètres de son nid, occupé à muscler ses ailes en enchaînant des petits vols.
Tôt ce matin, j’ai vu d’autres cigognes partir en direction d’un étang. Peut-être pour une leçon de pêche. Presque tous les ruisseaux sont à sec. Point de poissons dans un rayon de plusieurs kilomètres. Les jeunes devront bientôt sortir de la forêt. Alors, ce sera l’heure de leur premier grand voyage qui les mènera peut-être au-delà du Sahara.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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