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Planète algue
Les forêts d’algues décimées en Méditerranée
Oursins, poissons brouteurs et bétonisation menacent les grandes algues de Méditerranée. Rencontre à Marseille avec un couple de chercheurs passionnés... et inquiets.
Oursins, poissons brouteurs et bétonisation menacent les grandes algues de Méditerranée. Rencontre à Marseille avec un couple de chercheurs passionnés... et inquiets.
Aurélie Blanfuné et Thierry Thibaut, vous êtes chercheurs au Mediterranean Institute of Oceanography de Marseille (MIO). Depuis vingt ans, inlassablement, vous arpentez les littoraux méditerranéens pour comprendre l’évolution des algues dans cette mer si particulière. Qu’est-ce qui peut amener un biologiste à se passionner pour les algues ?
Aurélie Blanfuné - Pendant mes études, je me suis rendu compte que ça m’amusait d’apprendre à déterminer les grandes algues. Je me suis prise au jeu d’étudier les subtilités de leur morphologie, mais cela requiert beaucoup de temps. Dommage que cette discipline ne soit plus très à la mode depuis l’essor de la génétique moléculaire. En France, nous devons être à peine une demi-douzaine de chercheurs à savoir reconnaître les algues, peut-être une quinzaine tout autour de la Méditerranée.
Thierry Thibaut - Mon père était pêcheur. La mer, c’est là d’où je viens. En tant que scientifiques qui enquêtent sur l’évolution des milieux marins, nous passons tous deux beaucoup de temps à rencontrer les gens dans les ports, à interroger les anciens… Nous avons aussi mis en perspective nos relevés en allant chercher des spécimens d’algues conservés dans les herbiers des muséums d’histoire naturelle. Au début du XXe siècle, il y avait quantité de naturalistes qui prélevaient des algues et les faisaient sécher. Parfois, ils décrivaient au rocher près l’endroit où l’algue avait été ramassée. Cela nous a permis de retourner sur place pour vérifier si l’espèce était toujours présente.
A. B. - On a découvert de véritables trésors en épluchant les archives, par exemple l’herbier de Tournefort qui date de 1700 ! C’était le botaniste de Louis XIV. Un ouvrage comme celui-ci ne vieillit pas : plus de trois cents ans après, il reste très beau et délivre de précieuses informations.
Alors, comment se portent aujourd’hui les grandes algues de Méditerranée ?
T. T. - Il y a eu un véritable basculement de l’écosystème côtier après la Seconde Guerre mondiale. On a souvent l’impression que c’était une période dorée où la nature était intacte, mais en réalité c’est à cette époque que tout a commencé à se dégrader. Il restait des munitions partout, elles ont été utilisées pour pêcher à la dynamite. C’est aussi après la guerre que les techniques de pêche se sont modernisées. Les stocks de poissons côtiers comme les girelles, les serrans, les sars ou les daurades se sont effondrés. Alors, sans prédateurs, les populations d’oursins ont explosé.
A. B. - L’oursin, c’est comme une chèvre dans une forêt terrestre, ça mange tout, les feuilles, les tiges… Paracentrotus lividus, l’oursin comestible marron ou violet, dévore les grandes algues. Après son passage, il ne reste plus rien. C’est là qu’entre en scène Arbacia lixula, l’oursin noir, qui broute les plantules et les repousses. Il racle tout ce qui a survécu.
T. T. - Certaines algues repoussent, mais jamais des forêts comme avant. Seules des opportunistes, comme les padines réussissent à se réinstaller… et encore, s’il n’y a pas trop d’oursins. Malheureusement ce feutrage algal ne remplit pas du tout la même fonction écologique que les grandes algues qui ont été dévorées.
Parmi toutes les algues, quelles sont les plus importantes pour l’écosystème méditerranéen ?
A. B. - Sans hésiter les cystoseires. Ces algues brunes poussent aussi profondément que parvient la lumière du soleil, c’est-à-dire de la surface jusqu’à 40 ou 60 m selon la turbidité. On dit que ce sont des espèces ingénieures de l’écosystème côtier. Elles structurent le milieu en servant d’habitat, de nourriture et en même temps de nurserie pour les jeunes poissons et les larves de mollusques et de crustacés. Leur rôle est essentiel et comparable à celui des forêts terrestres.
A quel point cette comparaison entre forêts d’algues et forêts terrestres tient-elle la route ?
A. B. - Dans l’Atlantique, c’est plus évident avec les algues laminaires longues de 2 à 3 m. En Méditerranée, nos forêts ne font que 50 cm de haut mais elles structurent déjà l’écosystème verticalement. Tout comme les forêts composées d’arbres, les forêts d’algues sont longévives, c’est-à-dire qu’elles durent des décennies. Comme les arbres à feuilles caduques, elles perdent leurs feuilles et leurs rameaux en automne. En hiver, il ne reste que des axes nus qu’on pourrait comparer à des troncs. En revanche, la racine des algues n’a pas de fonction nutritive. Elle ne sert qu’à ancrer un ou plusieurs individus au rocher. C’est par des pores sur toute la surface de leur organisme que ces végétaux aquatiques captent les gaz et les nutriments dont ils ont besoin.
Enfin, comme les forêts terrestres, les forêts d’algues sont l’aboutissement – on parle de climax – de l’évolution des paysages sous-marins.
Des forêts menacées par les oursins...
T. T. - Oui. En France, leur impact est limité parce que nous mangeons les oursins Paracentrotus, mais en Espagne ou en Italie, ils ne sont pas pêchés et la situation est catastrophique. Il n’y a plus une algue. En Grèce, au Monténégro, en Croatie, c’est encore pire parce que la pêche à la dynamite continue. Les milieux naturels sont détruits, ce qui fait encore plus pulluler les oursins. En plus, ils ont le poisson-lapin à queue tronquée, un redoutable brouteur d’algues originaire de l’océan Indien qui est arrivé en Méditerranée par le canal de Suez.
A. B. - Ce qui n’arrange rien, c’est que la reproduction des algues n’est pas très efficace. Les œufs qu’elles produisent sont lourds et se disséminent peu. Ils tombent simplement au pied de l’individu parent. En général, ces plantes ne se dispersent pas bien loin. En plus, comme il y a naturellement peu de poissons brouteurs, les algues méditerranéennes sont démunies de protections chimiques pour intoxiquer ou dissuader les herbivores.
Vous brossez un tableau qui n’est pas rose…
T. T. - En effet, mais il y a quand même des signes d’espoir. Dans les Calanques de Marseille par exemple, Cystoseira funkii est de retour. Cette belle algue vit par 10 à 25 m de fond. Nous commençons à observer les premiers signes bénéfiques du parc national créé en 2012. Les populations de poissons se renflouent et régulent celles des oursins. On remarque alors de jeunes algues qui se réinstallent dans le périmètre du parc.
A. B. - Nous avons aussi eu une bonne surprise avec Cystoseira amentacea, qui vit uniquement à faible profondeur, dans la zone battue par la mer. De manière générale, cette algue est victime de la bétonisation des littoraux et d’un poisson brouteur de faible profondeur : la saupe. A Marseille, toutes les ceintures littorales de cette algue ont été détruites lors de la construction du port autonome.
Nous pensions que c’était fichu, mais en cherchant bien, nous avons découvert de nouveaux pieds de Cystoseira amentacea qui avaient recolonisé la digue du port, et celle du port des îles du Frioul également. Ces algues se sont probablement propagées à partir de populations voisines qui ont survécu.
Peut-on dans certains cas réintroduire certaines espèces ?
T. T. - Oui, c’est possible. Dans les Calanques, des fagots de rameaux fertiles de Cystoseira amentacea sont réimplantés sur les rochers. La méthode fonctionne bien et reste assez peu coûteuse. Une autre espèce qui vit plus en profondeur, Cystoseira zosteroides, est en train d’être réintroduite sur des récifs artificiels construits dans la baie de Marseille.
A. B. - Ces projets sont encourageants, mais il ne faut pas se leurrer. On ne réussira pas à restaurer des forêts entières, ce ne sera jamais assez dense. Il faut mettre la priorité sur la protection des forêts d’algues qui existent encore.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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