© Benoît Perrotin

Quand les goélands s’aventurent dans les terres

De grands oiseaux argentés s’agglutinent en dortoir à la surface de l’eau. Dans un brouhaha rauque, les goélands transforment le lac en mer.

De grands oiseaux argentés s’agglutinent en dortoir à la surface de l’eau. Dans un brouhaha rauque, les goélands transforment le lac en mer.

Dans le ciel qui rosit au sud-ouest, des cris lointains retentissent. Tantôt miaulements, tantôt aboiements, le timbre de ces appels me fait aussi penser à des exclamations humaines. D’abord invisibles, les oiseaux se dessinent enfin à l’horizon. Leurs formations en V ou en lignes pointillées se désorganisent à l’approche du lac. Des goélands ! Je devine leur silhouette : longues ailes terminées de charbon, cou proéminent prolongé d’une tête en poire et d’un bec puissant qui tombe un peu. Les éclaireurs amorcent leur descente en tourbillonnant tels des parachutes. Certains paraissent tout bruns et d’autres gris-blanc… Mais, entre chien et loup, c’est la couleur de l’incertitude qui domine.

Qui sont ces voyageurs de l’hiver ? Que font-ils à plusieurs centaines de kilomètres de la mer ? Il est temps que je sorte la longue-vue.

Les goélands sont de plus en plus nombreux sur les lacs
© Benoît Perrotin

Faux-semblant d’océan

Les goélands sont communément associés à l’univers maritime. En réalité, le développement opportuniste de certaines espèces a permis une colonisation des terres via les fleuves. Goélands leucophées, argentés ou bruns peuvent désormais nicher sur de tout petits lacs ou sur les toits des grandes villes, se nourrissant dans les champs et les décharges comme des corneilles. En hiver, leurs effectifs gonflent avec l’arrivée des migrateurs. Aujourd’hui, rares sont les régions où ne résonnent pas leurs cris autrefois emblématiques des côtes.

Un léger vent du nord ride la surface de l’eau. Tous les oiseaux qui se posent se tournent rapidement face à cette brise. Les uns se toilettent, certains glissent leur tête sous une aile pour dormir d’un œil, tandis que d’autres chantent l’hymne du ralliement le bec grand ouvert vers le ciel. J’ajuste mon bonnet, enfile des gants et m’abrite contre un tronc de tilleul. Identification et comptage vont pouvoir commencer.

Je fais abstraction des foulques, grèbes et fuligules déjà inventoriés dans l’après-midi. Un premier balayage aux jumelles révèle à la louche 300 de ces nouveaux arrivants. « C’est quoi qu’on entend, des mouettes ? », me lance une passante emmitouflée dans sa veste, un chien frétillant au bout de sa laisse. Lorsque je réponds que ce sont surtout des goélands, une surprise silencieuse se lit sur son visage. M’a-t-elle cru ? A sa décharge, le tapis d’oiseaux flottants compte aussi des mouettes rieuses. La langue française propose une distinction vernaculaire entre goéland et mouette – comme entre chouette et hibou – alors qu’outre-Manche, tous ces oiseaux blancs sont des Gulls.

Je pointe l’extrémité gauche du groupe et je zoome 50 fois avec l’oculaire. Je dois me dépêcher, car la nuit ne va pas tarder à rendre l’exercice impossible. Je scrute un premier individu. Bec jaune-orange orné d’une tache rouge, tête blanche, anguleuse et immaculée, œil jaune vif cerclé de rouge, manteau gris bleuté, bout des ailes noir faiblement ponctué de blanc, grande taille et silhouette élancée, pattes jaunes aperçues lors d’un toilettage… c’est un goéland leucophée adulte. Cette espèce d’origine méditerranéenne est largement majoritaire, ce qui est habituel à l’intérieur des terres. Je remarque rapidement quelques individus plus clairs, plus trapus et coiffés d’un capuchon de stries brunes. Ces goélands argentés étaient nettement moins attendus et ils ont peut-être été portés depuis l’Atlantique par la tempête de la semaine passée.

Les goélands sont de plus en plus nombreux sur les lacs
© Benoît Perrotin

Marin d’eau douce

Le goéland leucophée est le seul du genre à nicher en Suisse. Il a colonisé le pays dans les années 1960, et sa population n’a cessé de croître jusqu’à la fin des années 2010, atteignant 1 240 à 1 430 couples. En France, l’espèce a beaucoup progressé jusque vers 2000, atteignant 42 000 couples. Elle régresse aujourd’hui dans le Sud mais continue de se répandre géographiquement dans l’intérieur et
à l’ouest du pays.

Je poursuis l’inspection des plumages adultes et repère quelques exemplaires plus sveltes au dos brun-noir : cinq goélands bruns. Un vol mixte de colverts, harles, milouins et morillons filent au ras de l’eau. Une barque motorisée de pêcheur sème la panique en regagnant tardivement l’embarcadère. C’est au tour des goélands dérangés de décoller et il faudra de longues minutes pour que tout ce petit monde se réinstalle. Les vaguelettes provoquées par le sillage du bateau font danser les oiseaux contre leur gré. Je dénombre 32 mouettes rieuses dont une qui montre déjà sa capuche noire nuptiale.

Lorsque je m’attelle à la communauté des goélands immatures, au plumage brunâtre plus ou moins en transition vers le gris, je prends la mesure de la difficulté de l’exercice. Ces oiseaux mettent trois ou quatre ans pour devenir matures et les mues successives offrent à l’ornithologue un joli casse-tête consistant à détailler l’âge de telle rémige tertiaire, la frange de telle scapulaire ou encore la génération de telle rangée de plumes de couvertures… Chaud !

La lumière faiblissant, je dois rester humble. Je conclus que 95 % des jeunes oiseaux sont des leucophées avec deux bruns de 1 an et deux autres âgés de 2 ans. Je doute sur un argenté. Tiens ! Une poignée de goélands miniatures atterrit seulement parmi les mouettes. Ce sont des cendrés !
Alors que je m’estime heureux d’avoir dénombré 386 individus de cinq espèces sur ce lac intérieur, mon œil s’arrête finalement sur un oiseau en marge. Bec pâle moins anguleux, front plat, petit œil sombre, dos gris de nuance intermédiaire, pattes couleur chair et rémiges caractéristiques, cet adulte de goéland pontique originaire d’Europe de l’Est ou d’Asie est la cerise sur le gâteau. Il est temps de remballer le matériel, les doigts engourdis, et de fêter tout cela en débouchant mon thermos.

Les goélands sont de plus en plus nombreux sur les lacs
© Benoît Perrotin

Nuances de gris

Jusque dans les années 1990, les guides d’identification réunissaient sous la seule appellation de goéland argenté des populations aujourd’hui séparées en trois espèces : argenté, leucophée et pontique. L’amélioration des connaissances de terrain et de la génétique continue de compliquer l’identification de ce groupe d’oiseaux en décrivant de nombreuses sous-espèces.

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Couverture de La Salamandre n°273

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 273  Décembre 2022 - janvier 2023, article initialement paru sous le titre "Goélands à gogo"
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