Grande aigrette, petit miracle
Victime des chapeliers, le héron blanc a failli disparaître. Ecoutez l’histoire de ce rescapé contée à bord d’un train à remonter le temps.
Victime des chapeliers, le héron blanc a failli disparaître. Ecoutez l’histoire de ce rescapé contée à bord d’un train à remonter le temps.
Il est 16h02. Avec une ponctualité typiquement helvétique, le train se met en mouvement. Un parfum suave de café envahit mes narines. Je prends place dans le wagon-restaurant face à une petite dame d’un certain âge. Air distingué, rouge à lèvres et foulard carmin, yeux azur comme la mer. Je lui donne le bonjour et commence à gribouiller la trame de mon prochain article sur un bout de papier.
De l’autre côté de la vitre, la banlieue défile à vertigineuse allure. Les bâtisses s’évanouissent et cèdent la place à une campagne immense. Entre les champs et les haies qui s’étendent à perte de vue, des hameaux surgissent pour disparaître aussitôt. En apercevant un groupe de grandes aigrettes posées dans ce paysage d’autrefois, je souris à l’idée que le train lancé à toute vitesse semble remonter le temps…
« C’était quoi, ces oiseaux blancs ? », me questionne ma compagne de route avec un délicieux accent british. « Un miracle, milady », laissé-je échapper un peu maladroitement. Surprise par mon insolence et intriguée par ma réponse, la septuagénaire ne me lâche plus du regard. Je lui dois une explication sans tarder.
Alors que je demande à la passagère si elle connaît ces échassiers immaculés, elle plonge ses yeux dans les miens et me prévient : « Je ne descends qu’à l’aéroport… J’ai deux heures devant moi. » Quel voyage ! Je lui apprends que cet oiseau blanc au bec jaune juché sur un long cou est une grande aigrette et qu’au cours des dernières décennies, elle est revenue jusque chez nous depuis l’Europe orientale. « Revenue ? », s’enquiert très intéressée mon interlocutrice que je surnomme Lady B. J’opine du chef en fronçant les sourcils sans le vouloir, tant cette histoire me révolte.
Un chardonnay pour Lady B., un express pour moi. Le convoi poursuit son trajet et nous, notre voyage dans le temps. « Voilà quelques centaines d’années, la grande aigrette était commune en Europe centrale. Hélas, elle y a laissé ses plumes pour des chapeaux ! » Yeux bleus écarquillés. Je poursuis en précisant que, dès le XVIIIe siècle, elle a été victime du drainage des marais et des chasseurs de plumes. « Oui, mais les chapeaux alors ? », revient-elle à la charge. La mode d’alors consistait à les embellir avec des aigrettes, ces plumes ornementales caractéristiques de la parure de noce de cet oiseau.
Lady B. secoue la tête solennellement en imaginant les massacres accomplis pour satisfaire la demande des plumassiers et chapeliers de l’Europe entière. Au moyen d’armes à feu de plus en plus sophistiquées et accessibles, on a volé l’élégance de la grande aigrette pour la vendre chèrement aux femmes et aux hommes de la haute société. Heureusement que les roselières impénétrables du delta du Danube ont sauvé le grand héron d’une extermination totale.
L’envers du chapeau
Entre le XIXe et le XXe siècles, la plumasserie était particulièrement florissante en Europe. A Paris, il y avait près de 800 maisons de plumassiers employant quelque 7000 personnes. On y fabriquait des chapeaux, des toques, des panaches et autres ornements vestimentaires à base de plumes d’oiseaux essentiellement sauvages. Celles des paradisiers et des grandes aigrettes étaient les plus recherchées. Durant la seule année 1910, au marché de Londres, 1470 kg de plumes d’aigrettes ont été vendus. Cela représente près de 300 000 oiseaux adultes brutalement assassinés, souvent au nid.
Ligue pour les plumes d’oiseaux
Telle pourrait être la signification de l’acronyme LPO. A l’époque de sa fondation en 1912, le plus grand cheval de bataille de la Ligue pour la protection des oiseaux était la lutte contre le commerce des plumes de volatiles sauvages destinées à la mode.
Sauvée in extremis, la grande aigrette a entamé son grand retour depuis l’est, dès la seconde moitié du XXe siècle. D’abord, elle a réinstallé ses colonies dans les zones humides qu’elle occupait anciennement. Puis elle s’est avancée progressivement vers l’ouest et le nord, en reconquérant l’Italie, la France, la Suisse et même les Pays-Bas et l’Angleterre. La protection des zones humides et, régionalement, l’augmentation des proies ont permis sa progression spectaculaire. « Et le changement climatique ? », me met à l’épreuve la passagère enthousiaste. Cet oiseau blanc comme neige profite des hivers de moins en moins rudes pour élire domicile sur de nouvelles terres. Aujourd’hui, on peut même l’apercevoir dans les champs, où il se régale de campagnols pour la plus grande joie des paysans… et des passagers de train.
« Prochain arrêt : Aéroport », grince la voix du contrôleur dans le haut-parleur. La dame au rouge à lèvres tire sa révérence en me demandant pourquoi je connais tant de choses sur cet oiseau miraculé. « J’écris un article à ce sujet pour la revue nature La Salamandre. Pour que l’on connaisse le destin en noir et blanc de la grande aigrette et que l’on ne répète jamais de tels massacres. » « Chapeau, mais sans aigrettes ! », me lance-t-elle en disparaissant dans le couloir. Mais en voyant son sac à main en cuir de crocodile, je prends conscience que le chemin est encore long. A nous de continuer à semer de petites graines.
Du delta du Danube au lac de Grand-Lieu
Rarissime jusqu’en 1970, la grande aigrette est devenue une hivernante de plus en plus abondante en Europe de l’Ouest. Elle a niché en France pour la première fois en Camargue en 1994. A ce jour, la plus grande colonie de l’Hexagone se situe sur le lac de Grand-Lieu (Loire-Atlantique) avec 303 couples. En Suisse, où le nombre d’hivernants explose depuis 1994, ce héron s’est reproduit pour la première fois dans la Grande Cariçaie en 2013, une année plus tard qu’en Belgique.
Nos conseils
Reconnaître : Vous avez observé un grand héron tout blanc au bec jaune ? Il s’agit d’une grande aigrette. Pour un œil inexpérimenté, l’identification devient délicate en période de nidification, lorsque son bec devient noir comme chez sa petite cousine l’aigrette garzette. On reconnaît la grande aigrette à sa taille environ 1,5 fois supérieure. En vol, ses pattes munies de doigts sombres dépassent largement de sa queue.
Repérer : L’hiver est la meilleure saison pour observer des grandes aigrettes. Dès septembre, alors qu’une partie des individus migre dans la région méditerranéenne ou en Afrique, de nombreux oiseaux provenant de l’est de l’Europe affluent vers nos régions. Cherchez-les en lisière des roseaux, sur les grands lacs peu profonds ou dans les champs et les pâturages.
Protéger : La grande aigrette est un nicheur peu fréquent, même très rare suivant la région ou le pays. Les loisirs pratiqués sur les plans d’eau, tels que le canoë et le stand up paddle, constituent une nouvelle forme de dérangement très problématique en période de nidification. Respectez toujours les zones interdites à la navigation et partagez vos observations sur ornitho.ch ou faune-france.org
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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