© Benoît Perrotin

Grive mauvis, le blason rouge de l’oiseau russe

Une grive teintée de vermillon apparaît dans un buisson. Retraçons le voyage qui l’a amenée d’une forêt de l’Oural jusqu’ici.

Une grive teintée de vermillon apparaît dans un buisson. Retraçons le voyage qui l’a amenée d’une forêt de l’Oural jusqu’ici.

Pour son premier jour, novembre sort le grand jeu. Une brume nocturne a surligné d’un givre éphémère chaque rameau sombre, le moindre brin d’herbe et les dernières ombelles de fleurs desséchées. Rien ne bouge, pas un son n’accompagne le réveil de la campagne… Le souffle puissant d’un cheval de trait vient rompre cette torpeur. De ses naseaux tremblants jaillit une vapeur persistante. L’équidé ignore la petite cour qui picore en sautillant derrière chacun de ses pas. Des étourneaux essentiellement, mais aussi un pic vert, nettement plus grand et fièrement dressé.

Au sommet de la robuste aubépine qui trône dans la pâture se dessine la silhouette d’un autre oiseau. Le contre-jour s’obstine à la travestir en merle, mais il s’agit bien d’une grive. La mauvis aux larges sourcils blancs et aux aisselles rouges s’annonce par un bzzziiii fin et vibrant. D’où vient-elle ?

Grive, l'oiseau migrateur dessiné par Benoît Perrotin
© Benoît Perrotin

Merles et compagnie

Hormis quelques migrateurs rarissimes qui s’égarent parfois en Europe, on peut rencontrer dans nos régions deux espèces de merles – noir et à plastron – et quatre de grives – draine, musicienne, litorne et mauvis. Malgré un gabarit et une silhouette proches, les étourneaux et le loriot ne font pas partie de cette famille des turdidés.

Notre vidéo pour différencier la grive mauvis de la litorne.

L’aventure de cet oiseau nomade commence un jour de juillet dans une vallée lointaine de l’Oural, dans la République des Komis, à plus de 66° de latitude nord et 63° de longitude est. Bienvenue dans la taïga, royaume des grives mauvis. Un jeune oiseau encore hirsute quitte pour la première fois et pour toujours son nid dissimulé au pied d’un bouleau. Autour de lui, les moustiques semblent plus nombreux que les étoiles dans l’Univers. Sa fratrie lui emboîte le pas et bientôt tout ce petit monde déambule sur les branches basses d’un mélèze de Sibérie, quémandant bruyamment à chaque visite d’un parent.

Durant la suite de l’été, les oisillons vont errer dans la grande forêt boréale avec pour principal souci d’échapper aux prédateurs et de se nourrir. Escargots, insectes puis baies de myrtilles ou canneberges… le menu des jeunes turdidés va peu à peu passer de principalement carnivore à végétarien.

Grive, l'oiseau migrateur dessiné par Benoît Perrotin
© Benoît Perrotin

Fin août, le décor est déjà très automnal avec un filtre jaune qui se dépose sur toute la végétation de la forêt et des tourbières. Le passereau a échappé au redoutable épervier et à la martre agile tout en garnissant ses réserves de graisse. On le retrouve cette fois dans la forêt riveraine de l’Oussa, principal affluent du fleuve Petchora, au sein d’une troupe d’une vingtaine de congénères. A cette saison, l’espèce devient plus sociable et la boussole interne commence à viser le sud-ouest. L’instinct migrateur est en marche.

Un soir de mi-septembre, alors que les étoiles percent les fins nuages de la précoce nuit boréale, un battement d’ailes décisif propulse la grive vers l’inconnu. Ce vol de réglage dans l’obscurité se fait au son des cris finement sifflés des autres voyageurs de la même espèce. Carte du ciel, lueur lunaire sur les méandres des rivières, champ magnétique… l’oiseau prend ses repères et une première étape nocturne de 210 km se déroule sans embûche. Les suivantes mèneront le migrateur novice toujours plus à l’ouest, par-delà les immenses lacs, les forêts rouillées et les villes fumantes.

Un soir d’épais brouillard, l’apprentie exploratrice manque de s’épuiser en tournant sans fin au-dessus de la ville de Saint-Pétersbourg, perturbée par la puissante lumière urbaine qui l’attire.

Faute de grives…

La grive mauvis et ses cousines sont chassables dans huit pays de l’Union européenne. En France, 2,3 millions de grives ont été tuées en 2013-2014 – dont 500 000 mauvis – auxquelles s’ajoutent près de 220 000 merles noirs. Un chiffre en baisse de 55 % depuis 1998-1999 si l’on en croit les enquêtes réalisées auprès des chasseurs. En Suisse, grives et merles sont protégés.

Grive, l'oiseau migrateur dessiné par Benoît Perrotin
© Benoît Perrotin

A l’aube du 8 octobre, au terme d’une éprouvante traversée de la mer Baltique, le groupe de grives mauvis mêlé de musiciennes se laisse tomber sur la côte méridionale de la Suède. Quelques kilomètres de migration dite rampante, c’est-à-dire de buisson en buisson, ponctuée de ravitaillements juteux, conduisent les oiseaux sur la presqu’île de Falsterbo. Mais soudain, le vol de la grive russe est brutalement interrompu par un filet presque invisible. Totalement stressé, l’oiseau se débat vivement, emmêlant du même coup ses pattes, ses poignets, son cou et même son bec. A ses côtés, une fauvette à tête noire et un pouillot véloce connaissent le même sort.

Heureusement, quelques secondes plus tard, une main bienveillante s’empare du corps fragile et le libère de ses liens ultrafins. Encore quelques minutes au fond d’un sac en tissu, dans l’obscurité la plus complète, et la grive se retrouve au cœur d’une opération scientifique : le baguage. Un ornitho suédois entoure le tarse du passereau d’un anneau gravé en aluminium très léger, mesure ses pattes et ses ailes, estime son âge à l’apparence de certaines rémiges, souffle sur les plumes pour dégager le ventre et évaluer l’embonpoint, le pèse – 62,4 g – puis le relâche enfin.

Remise de ses émotions, la jeune mauvis reprend sa route le soir même. Pelouse de jardin près de Hambourg (D), sorbier généreux d’un pré-bois vers La Chaux-de-Fonds (CH), aubépine chargée de cenelles dans la campagne de Moulins (F)… autant d’étapes vers un lieu d’hivernage inconnu. Peut-être un maquis atlantique foisonnant d’argousiers ? Si rapaces, chasseurs ou maladies l’épargnent, l’aventurière bouclera son premier voyage et retrouvera son Oural natal en mai prochain.

Grive, l'oiseau migrateur dessiné par Benoît Perrotin
© Benoît Perrotin

Nons conseils

  • Ecouter

Profitez des nuits d’octobre et de novembre pour exercer votre oreille. Repérez les cris fins, vibrants et allongés de la grive mauvis parmi les tik incisifs des grives musiciennes, les sii des merles ou les srrii des rougegorges. Pas facile ? Alors n’hésitez pas à enregistrer et visualiser les sons nocturnes avec un logiciel et un guide adapté.

  • Planter

Pour favoriser le ravitaillement des grives mauvis et autres frugivores migrateurs, privilégiez les essences locales à baies dans votre jardin et invitez votre commune à faire de même. Sorbier, aubépine, prunellier… chaque petit resto buissonnant offre une chance de plus aux oiseaux voyageurs.

  • Partager

Ne vous interdisez pas de prélever une partie des fruits préférés des merles et des grives pour les goûter. Préparez par exemple une gelée de cenelles d’aubépine pour vivre pleinement la saison automnale en phase avec les oiseaux migrateurs.

Apprenez-en plus sur les grives avec notre livre de référence Le comportement des oiseaux d'Europe.

Un ouvrage unique et le plus complet à ce jour, pour tous les amoureux des oiseaux. 576 pages pour découvrir les techniques de vol, les stratégies de chasse, les parades nuptiales et autres comportements de 427 espèces. Magnifiquement illustré avec plus de 1800 dessins.

Couverture de La Salamandre n°266

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 266  Octobre - Novembre 2021, article initialement paru sous le titre "Le blason rouge de l’oiseau russe"
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