© Heïdi Sevestre

Heïdi Sevestre : «On cherche tous une raison de se lever le matin»

La glaciologue Heïdi Sevestre étudie la violence du changement climatique dans l’archipel polaire du Svalbard. Elle vulgarise aussi la science pour encourager le passage à l’action. Rencontre sur les bords du lac d’Annecy.

La glaciologue Heïdi Sevestre étudie la violence du changement climatique dans l’archipel polaire du Svalbard. Elle vulgarise aussi la science pour encourager le passage à l’action. Rencontre sur les bords du lac d’Annecy.

Les cartes postales d’Annecy l’hiver, avec les sommets enneigés surplombant le lac azur, appartiennent déjà un peu au passé. En cette matinée de janvier, l’altitude de l’isotherme 0 °C est anormalement haute. La pluie lave tout jusqu’à 2 000 m. Pas un temps à mettre une glaciologue dehors. Pourtant, Heïdi Sevestre, enfant du pays, est là, avec son grand sourire, sur la promenade du Pâquier.

De retour de l’archipel du Svalbard, où elle séjourne une partie de l’année pour mener des recherches sur la fonte de la banquise, la trentenaire observe l’étendue d’eau annécienne de son oeil averti. Entre les gouttes, elle matérialise un monde disparu. « C’est un lac de surcreusement glaciaire. Il faut s’imaginer être ici il y a 20 000 ans. Une grande partie de ce territoire était recouvert de glace. Les glaciers ont ce pouvoir d’éroder, de sculpter le paysage autour d’eux, ils peuvent créer des bassines naturelles. »

Heïdi Sevestre sur les bords du lac d'Annecy. / © Rémi Portier

Le Svalbard, avant-poste du climat

Sans remonter aussi loin dans le passé, Heïdi Sevestre constate déjà de visu les changements de l’environnement depuis son adolescence. « Nous les Alpins, on a tous des histoires à raconter sur les hivers qui sont beaucoup moins neigeux, plus pluvieux, sur les glaciers qui se retirent. Ça me touche, car j’ai toutes mes racines ici. J’ai même une photo de mon arrière-grand-mère sur la Mer de Glace en 1916 », se rappelle-t-elle en observant les cygnes, canards colverts et foulques barboter sous le pont des Amours.

Sur les terres gelées par-delà le cercle polaire, l’aventurière voit aussi les bouleversements qui touchent la faune et la flore. Enfant, elle se levait à l’aube pour observer renards et blaireaux au-dessus de son village sur les pentes du Semnoz, montagne solitaire dont les douces pentes glissent jusqu’à Annecy. Désormais, elle voit des ours polaires abandonner la chasse au phoque, à cause de l’absence de banquise, pour se gaver des oeufs des oiseaux migrateurs qui remontent toujours plus au nord.

La musique est connue. Le climat se réchauffe en moyenne deux fois plus vite dans les Alpes que sur le globe. Le retrait de la couverture de neige provoque une diminution de l’effet d’albédo. La chaleur n’est plus renvoyée dans le ciel, mais captée par les roches des montagnes. Ce qui contribue à une montée brusque du thermomètre – la chaîne alpine enregistre déjà une hausse de 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle.

Mais sur le permafrost du Svalbard, Heïdi Sevestre assiste à un changement d’une autre ampleur – oui, c’est malheureusement possible. Le climat s’y réchauffe six fois plus vite que la normale. Le territoire insulaire norvégien a un point commun avec l’étage nival des Alpes : il est dominé par la cryosphère faite de neige et de masses de glace. L’hiver, la banquise cerne également l’archipel. Mais la fonte de cet océan glacé entraîne la perte de son super pouvoir : renvoyer le rayonnement solaire dans l’espace. *« Pendant l’été, c’est un phénomène majeur pour garder ces régions froides. Le problème est que cette banquise est très sensible aux changements de précipitations et de températures, et là elle fond par les deux bouts : par-dessous avec l’océan qui se réchauffe et par le haut avec les températures de l’air qui grimpent en flèche. En quarante *ans, elle a perdu 40 % de sa superficie. »

L’expédition sentinelles du climat, en ski de randonnée à travers le Svalbard. / © Heïdi Sevestre

Erasmus au pôle

Le Svalbard perd donc son climatiseur naturel. « C’est l’épicentre du changement climatique aujourd’hui », souffle la chercheuse. Elle a découvert ces îles balayées par les vents lors de ses études universitaires. Un jour, un ami féru d’alpinisme lui chuchote un beau secret : il existe un campus scientifique international sur l’île principale de Spitzberg. Le soir même, elle regarde les images des lieux sur Internet et décide immédiatement d’y faire son Erasmus. On est en 2008. « C’était un peu rude, mais ce fut le plus beau semestre de ma vie. On allait en permanence sur les glaciers récolter des données scientifiques. Aller au Svalbard, c’est attraper un virus dont on ne peut pas guérir », sourit Heïdi Sevestre.

Elle y retourne pour réaliser son doctorat entre 2011 et 2015, avant d’en faire son port d’attache. Le paradis blanc prend au fil des ans une autre couleur. « Il y a des glaciers qui se raccourcissent de 300 m par an, des glissements de terrain liés au dégel du permafrost. C’est affreux de voir les glaciers changer à tel point, cela va plus vite que nos pires prévisions. Lors de l’hiver 2023, j’y étais du 1er janvier à fin avril. La banquise n’arrivait pas à se former. L’océan était trop chaud et cette absence de banquise créait des tempêtes à répétition à cause de la différence de températures entre l’eau et l’air. Au Svalbard, tu ressens dans ton quotidien la violence du réchauffement climatique. Cela me brise le coeur et j’ai envie de hurler au monde entier ce que je vois. »

C’est ce que fait de mieux Heïdi Sevestre : vulgariser les études de glaciologie en participant à des programmes télévisés, à des conférences ou en écrivant des livres. Entre 2017 et 2019, elle a présenté la série de documentaires Terres extrêmes sur France 5. En 2024, elle est l’un des protagonistes d’une série à gros budget disponible sur la plateforme de streaming Disney +. Le public y voit le légendaire grimpeur américain Alex Honnold escalader une paroi verticale au Groenland avec une équipe de scientifiques. Mais n’est-ce pas aller trop loin dans le divertissement au nom de la science, Heïdi ?

« On cherche tous une raison de se lever le matin, de jouer un rôle, d’avoir un impact. Quand tu es scientifique, c’est dur de trouver du temps : tu vas sur le terrain, tu donnes des cours, tu fais des analyses, tu cherches des financements… et c’est donc compliqué de faire de la communication scientifique. J’ai vraiment réduit mon temps de recherche pour faire de la vulgarisation. Je suis plus utile pour partager des messages », défend la glaciologue.

© Rémi Portier

La vérité des enfants

Au Svalbard, elle a aussi accueilli deux classes de collégiens. Un jour, une élève l’a remise face à ses paradoxes. C’est une histoire qu’elle aime raconter. « Cette jeune écolière m’a demandé : "Et toi, dans la vie, qu’est-ce que tu fais pour réduire ton empreinte carbone ?" Moi, j’étais convaincue que passer du temps sur le terrain était une façon de protéger les glaciers. En réalité, ma façon de faire de la science était très polluante et elle l’est encore. » Depuis, elle a fait une fois le voyage en bateau jusqu’à l’archipel polaire. Elle a aussi monté Les sentinelles du climat, une expédition scientifique où les participants se sont déplacés pendant un mois à ski en tirant leur matériel.* « On n’a rien inventé, les gens le font depuis un siècle dans les régions polaires. C’était simplement pour montrer qu’on peut faire de la *science autrement. »

La Haut-Savoyarde veut éviter une pureté militante paralysante et préfère pousser les Terriens à agir collectivement, avec les défauts de chacun. « J’avais lu une belle phrase qui disait que l’on n’a pas besoin de 100 000 personnes qui recyclent parfaitement, mais de huit milliards qui recyclent imparfaitement. Je ne dis pas ça pour me déculpabiliser, mais il faut éviter de se prendre les pieds dans le tapis en se critiquant trop les uns les autres. C’est la progression vers le mieux qui est très importante», juge cette optimiste de nature.

Ne pas baisser les bras

La pluie tombe toujours sur les bords du lac d’Annecy. Nous nous sommes réfugiés dans le café La Belle Époque. Le nom sonne bizarrement eu égard au ton de notre discussion lancée depuis bientôt deux heures. Mais cela résume bien l’envie d’y croire qui tenaille Heïdi Sevestre. Elle se classe dans la catégorie de ceux qui pensent qu’il vaut mieux la tenue annuelle d’une COP sur la question des enjeux environnementaux, plutôt que rien du tout. La glaciologue était présente à la COP 28 aux Émirats arabes unis. « Je collabore avec un groupe de travail du Conseil de l’Arctique et mon rôle est d’inviter des scientifiques qui partagent un message très fort sur le changement climatique pour essayer d’influencer les négociations. Bien sûr, le texte final ne garantit pas le respect du seuil de 1,5 degré de réchauffement, mais la COP reste le seul rendez-vous où tous les pays se réunissent pour parler climat. »

Les pieds sur la glace, la chercheuse connaît l’urgence de la situation. Elle va continuer à parler, beaucoup, à toute sorte de public. *« J’ai le sentiment de participer au passage à *l’action », conclut-elle.

Couverture de La Salamandre n°No3

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° No3  Septembre 2024 - Août 2025
Catégorie

Sciences

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