Comment le hibou grand-duc a recolonisé ses anciens territoires
Pourchassés à partir du XIXe siècle, les hiboux grands-ducs retrouvent avec entrain leurs territoires perdus. Chronique d’une aventure à l’issue heureuse.
Pourchassés à partir du XIXe siècle, les hiboux grands-ducs retrouvent avec entrain leurs territoires perdus. Chronique d’une aventure à l’issue heureuse.
La discrétion, c’est la spécialité du grand-duc. Un talent qu’il pousse à son paroxysme quand, à l’inverse d’autres mal-aimés, il réussit un retour sans faire de vagues.
À l’instar de tant d’autres griffus à plumes ou à poils, le fusil et le poison ont réduit son empire comme peau de chagrin au milieu du siècle dernier.
Heureusement, évolution des mœurs, législation et coups de pouce de quelques valets dévoués ont rebattu les cartes.
L’empire reconquis
Aujourd’hui, maître hibou hante aussi bien les nuits sibériennes que les crépuscules andalous, de l’île de Sakhaline à l’est aux côtes portugaises à l’ouest.
Entre les deux, un terrain de jeu continu et plutôt septentrional qui évite seulement les îles telles que la Sicile, l’Irlande ou encore l’Islande.
Sur le vieux continent, Bubo bubo affiche une population de 20 000 à 30 000 couples. À titre de comparaison, c’est deux à trois fois plus que son cousin diurne l’aigle royal, mais 10 à 30 fois moins que sa comparse nocturne la hulotte.
Sans surprise, au regard de leur superficie, la Russie européenne, la Roumanie, l’Espagne, la France et l’Allemagne abritent les duchés les plus nombreux, dépassant le millier de couples, voire le double. Là où ses revers passés sont bien documentés, pas de doute, le maître de la nuit revient de loin…
Sombre époque pour les hiboux grands-ducs
Dès leur apparition, les premiers rapports ornithologiques publiés dans des magazines ou des revues scientifiques mettent en lumière la persécution dont les rapaces sont victimes. Partout en Europe, le coup de grâce est donné dans la première moitié du XXe siècle. À cette époque, le géant aux yeux d’ambre s’éteint dans de vastes zones
géographiques.
On note ainsi les dernières reproductions dans le Jura suisse entre 1906 et 1925, tandis qu’il avait déjà disparu du Plateau à la fin du XIXe siècle. Bien que méconnus, quelques résistants devaient subsister dans le sud des Alpes, entre le canton des Grisons, le Tessin et le Valais. En 1913, une duchesse tuée au nid alors qu’elle couvait aurait signé la disparition de l’espèce au royaume de Belgique. Comme il est toujours hasardeux d’authentifier une disparition, certains auteurs pensent que l’oiseau a perduré un peu plus longtemps dans le plat pays. Au Luxembourg, la dernière tentative de nidification est signalée dans les années 1930 et, ironie du sort, le Grand-Duché voit son dernier grand-duc abattu en 1950.
En France, l’aigle de la nuit n’a jamais succombé au sud-est du pays – notamment en Provence – mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ses rangs ont été décimés jusqu’à la quasi-extinction dans le Massif central, la Franche-Comté, le quart nord-est et même... chez les ducs de Bourgogne !
À l’aube des années 1970, le plus grand rapace nocturne du monde vit en Europe les heures les plus obscures de son histoire.
“Pour ces prédateurs, ne plus être abattus systématiquement est un tournant historique.
„
Prémices d’espoir
Ici ou là, les mentalités et la législation évoluent et volent progressivement au secours de la biodiversité en général et des rapaces en particulier. La Suisse est précurseure en la matière et interdit le tir du grand-duc dès 1926. Une décision louable qui n’arrive cependant pas à temps pour cette espèce… Près d’un demi-siècle plus tard, c’est au tour de la Wallonie d’instaurer une loi protégeant tous les rapaces, en 1973.
Du côté de l’Hexagone, la loi de protection de la nature du 10 juillet 1976 renforce les prérogatives déjà en œuvre pour les rapaces depuis 1972. Pour ceux que l’on appelait alors oiseaux de proie, ne plus être abattus de façon systématique et barbare correspond à un véritable tournant historique.
Malheureusement, un nouveau danger guette déjà. Chimie, industrie, urbanisation et agriculture s’intensifient, avec leur lot de pesticides – dont le terrible DDT– et la destruction massive des milieux naturels. Prairies, haies et marais disparaissent au profit de champs cultivés ou de béton… Les milieux rocheux, derniers refuges, sont progressivement investis par les loisirs de plein air. Le monde vivant est en partie protégé par la loi, mais le côté obscur du progrès brouille de nouveau le jeu.
Confédération électrique
Dans le sud des Alpes suisses, où le grand-duc a été très étudié, son maintien dépendrait de l’immigration d’individus erratiques en provenance de France et d’Italie. En biologie, on dit alors que cette population est un puits. Plusieurs indicateurs alertent sur la fragilité de l’espèce, par exemple en Valais. Près de la moitié des jeunes nés y meurent sous-
alimentés avant de devenir adultes. Un constat qui pointe la raréfaction des proies de taille moyenne (oiseaux, lapins, lièvres et hérissons) avec l’urbanisation et l’intensification agricole. Autre point noir dans ces vallées, la mortalité massive causée par la densité des infrastructures : la moitié par électrocution sur un pylône, le tiers par collision avec une voiture ou un train, et une dernière partie par percussion contre des câbles. Les mesures de sécurisation de pylônes sont essentielles pour la conservation de l’espèce en Suisse.
Chouette reconquête
Qu’à cela ne tienne, le maquis écologiste s’organise et les actions opiniâtres des naturalistes sur le terrain portent leurs fruits. Réserves naturelles et autres périmètres protégés voient le jour un peu partout. Parallèlement, les ornithologues documentent l’ampleur du danger que représentent certains produits chimiques pour la faune située au sommet de la chaîne alimentaire. Le DDT est alors interdit dans la plupart des pays dits développés avant 1980 : en 1971 en France, un an plus tard en Suisse, par exemple.
Et surtout, la mesure phare qui fait ses preuves avec le grand-duc dont l’élevage en captivité est facile, c’est la réintroduction. L’Allemagne est le premier pays à se lancer dans l’aventure dès les années 1960, imité ensuite par la Suisse. L’ampleur de ces opérations étalées sur plusieurs décennies est telle que les bataillons de hiboux atteignent les pays voisins. Ainsi, après quelques incursions annonciatrices, deux couples de grands-ducs s’établissent de nouveau en Wallonie, au printemps 1982, soit presque 70 ans après la dernière reproduction avérée dans le pays.
Dix ans plus tard, la Belgique compte une vingtaine de territoires. De façon parfaitement simultanée, le même heureux événement est célébré en 1982 au Luxembourg. Plus remarquable encore, les Pays-Bas accueillent à la même période un premier couple du noble hibou : une intronisation quasi inédite pour ce pays puisque seuls de vieux fossiles attestent d’une présence ancienne de Bubo il y a 4 000 ans !
Légende image :
Dès le début du XXe siècle, des lâchers de grands-ducs issus d’élevages divers ont lieu en Allemagne. Faute de coordination, ils ne sont pas tout de suite efficaces. En 1968, l’Aktion zur Wiedereinbürgerung des Uhus (AZWU), aujourd’hui EGE (Die Gesellschaft zur Erhaltung der Eulen) lance le plus gros projet européen de réintroduction. Entre 1974 et 1994, un total de 3 000 individus sont réintroduits ! La population allemande de ce rapace est passée de 60 couples en 1965 à plus de 1 300 couples aujourd’hui. Dans le nord de la Suisse, au moins 270 hiboux ont été lâchés à la même époque (1972-1990).
Mouvements frontaliers des hiboux grands-ducs
Dans le sud des Alpes suisses, une certaine dynamique retrouvée profite de l’immigration naturelle d’oiseaux français via la vallée du Rhône. Le grand-duc s’installe de nouveau dans le Jura en 1976, tandis que l’espèce fait son retour dans la région du lac de Constance, en 1982, là aussi après un siècle d’absence. Jusque dans les Alpes, la dynastie des ducs helvètes bénéficie aussi des lâchers allemands et de la propre initiative swiss made de réintroduction. La démographie va bon train et croît entre 1960 et 1990, passant de 30 à au moins 120 couples. Mais aujourd’hui, avec environ 200 couples, la situation suisse n’est pas aussi florissante qu’elle devrait et dénote quelque peu en Europe.
Retour en France, où les années 1980 marquent un tournant. Là où le grand-duc n’avait jamais tiré sa révérence, les mesures de protection font effet. Chaque année, de nouveaux territoires sont gagnés et de nouveaux départements reconquis. Et l’accueil d’ex-captifs venus d’outre-Rhin ou de Suisse booste la recolonisation du Grand Est.
“Le grand-duc s’installe de nouveau dans le Jura suisse en 1976, puis près de Constance en 1982.
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Bilan
La croissance géographique est de 2 % par an dès 1985 et, trente ans plus tard, le grand-duc occupera 20 % du territoire national dans l’atlas des oiseaux nicheurs. Bubo bubo reste néanmoins principalement réparti dans la moitié est du pays. Le rapace diversifie la nature de ses sites de nidification et investit carrières, viaducs, terrils et nids de buses. La première falaise maritime est occupée dans le Pas-de-Calais en 2013, tandis que la conquête de l’ouest s’amorce en 2021, avec l’arrivée du grand hibou en Normandie.
Quand les conditions sont réunies et que les persécutions cessent à son encontre, l’extraordinaire plasticité écologique du grand-duc et sa fécondité avantageuse lui donnent des ailes. Jusqu’où ira-t-il ?
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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