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Sacrés corbeaux !
L’intelligence des corvidés confirmée par les scientifiques
L'intelligence des corvidés est bien connue et de plus en plus étudiée. Décryptage.
L'intelligence des corvidés est bien connue et de plus en plus étudiée. Décryptage.
Cachottiers, imitateurs, opportunistes, utilisateurs d’outils, voire joueurs, les talents des corvidés sont de plus en plus étudiés. Mais attention à la course au buzz ! Une pincée de surinterprétation, quelques grammes de biais méthodologiques, un zeste de comparaisons hâtives et voilà la recette parfaite d’une tarte à l’anthropomorphisme. Sachons raison garder et reconnaissons les compétences de Maître Corbeau pour ce qu’elles sont : étonnantes mais propres à sa condition d’oiseau.
Cogito ergo sum
Je pense donc je suis… Y a-t-il un Descartes pour les pigeons et les moineaux ? Comment savoir ce qu’un oiseau pense et quelle conscience il a du monde qui l’entoure et de lui-même ? La réponse est encore imprécise, mais riche en enjeux sociétaux à l’heure où la condition animale questionne plus que jamais.
Les chercheurs qui s’intéressent à l’intelligence des animaux parlent de cognition. C’est-à-dire ce qui a trait à la connaissance : mémoire, langage, apprentissage, résolution de problème, décision, perception, raisonnement… Tout un programme ! En pratique, évaluer ces compétences passe surtout par des tests en captivité, généralement éprouvés dans l’étude des primates. Mais la science qui étudie le comportement – l’éthologie – se pratique aussi dans la nature.
Par chance, les oiseaux sont partout et jamais avares d’attitudes et d’exhibition fascinantes. Et parmi les plus répandus et familiers d’entre eux figurent les corbeaux et les corneilles.
2,1 milliards
C’est le nombre de neurones que compte le cerveau de 14,1 g du grand corbeau. Avec 1,5 milliard de ces cellules pour un organe de 8,4 g, le corbeau freux n’est pas en reste. Ces valeurs absolues placent les oiseaux au niveau des mammifères. Quant aux neurones des parties cérébrales impliquées dans les fonctions supérieures, leur nombre est comparable à ceux des primates et ils sont réunis en amas denses.
Théorie à la noix
Qui ne s’est jamais interrogé devant une corneille qui largue sa noix sur la route en espérant qu’elle se brise ? Génie ? Plutôt une habitude née d’une expérience fortuite, puis mémorisée, renouvelée et finalement transmise aux congénères. Les volatiles vont pourtant jusqu’à abandonner leur noix devant les automobiles pour provoquer leur éclatement. C’est ce qui a été découvert et filmé dans quelques villes. Larguer le fruit en milieu urbain augmente en effet les chances qu’il soit réduit en miettes. Mais là aussi, les oiseaux ont constaté quelque chose qui fonctionne et en profitent. Et s’ils récupèrent leur nourriture quand la circulation se calme, c’est probablement par prudence plus que par compréhension du fonctionnement du feu rouge… comme l’avancent un peu vite certains articles populaires.
Dans ce cas, la faculté d’apprentissage et l’association de causes et d’effets semblent indéniables. Mais de là à en déduire un raisonnement élaboré ou une conscience de lois physiques comme la gravité, il y a un grand pas.
Tête lourde
Mais au fait, pourquoi de si petits cerveaux logés dans de si modestes bêtes révéleraient-ils des surprises ? D’autant plus que les expressions et autres dictons n’ont jamais flatté la matière grise des volatiles. Peut-être devrions-nous tordre le cou à quelques idées reçues…
D’abord, le cerveau d’un corbeau est particulièrement volumineux. Il représente 2 % du poids total de son corps, un ratio comparable à celui observé chez l’humain. Ensuite, la densité des neurones est localement très élevée dans une cervelle d’oiseau et leur nombre total dépasse celui de beaucoup de mammifères. Prudence toutefois, ces critères anatomiques ou quantitatifs ne suffisent pas à hiérarchiser – quelle drôle d’idée ! – parfaitement les
compétences intellectuelles animales.
Enfin, caboche de mammifères et ciboulot d’oiseaux ne sont pas construits de la même façon. Chez les premiers, primates en tête, les compétences cognitives se sont renforcées avec l’évolution de leur cortex préfrontal, impliqué dans le langage, la mémoire ou le raisonnement. Les seconds puiseraient leur jugeote dans une autre aire cérébrale qui remplit les mêmes fonctions : le nidopallium… Cette partie du cerveau est d’ailleurs particulièrement mobilisée chez les passereaux chanteurs pour qui la mémoire et le langage sont importants. Ainsi, si les performances du corbeau et celles du renard n’ont pas suivi un chemin identique, elles ont convergé.
Si j’avais un marteau…
Le corbeau de Nouvelle-Calédonie est un peu le petit génie de la famille et les scientifiques ne se lassent pas de ses prouesses. Connu pour se servir naturellement des brindilles et des feuilles épineuses comme outils, l’oiseau a montré qu’il était capable d’assembler jusqu’à quatre éléments pour obtenir l’objet qui lui est utile. Or, l’agencement de composants dans un but fonctionnel est considéré comme une étape clé dans l’évolution du cerveau humain. L’Einstein emplumé va encore plus loin lorsqu’il construit de mémoire un objet qu’il a appris à utiliser auparavant pour ouvrir une boîte. Il se forge donc une image mentale de la pièce à réaliser et la découpe aux bonnes dimensions dans le matériau à disposition.
Lumière sur les noirs
Pas de doute : les oiseaux auraient pu inventer l’eau chaude. Mais pourquoi braquer les projecteurs sur les corvidés en particulier ? Pour être tout à fait juste, les pigeons ont subi leur lot d’expériences dans les années 1980, révélant à la surprise générale des facultés de discrimination visuelle et auditive remarquables : reconnaissance de visages humains ou de différentes musiques classiques. Les psittacidés fascinent aussi depuis quelques décennies. Parmi eux, le célèbre perroquet gris Alex a appris 100 mots, connaissait les couleurs et aurait compté presque comme un enfant de 5 ans.
Les corvidés, pour leur part, ont pu s’appuyer sur un ambassadeur décisif : le corbeau calédonien. Dans les années 1990, Corvus moneduloides a révélé aux ornithologues une capacité époustouflante à utiliser des outils dans la nature pour se nourrir. Une aptitude extraordinaire digne des primates les plus finauds (> Si j’avais un marteau). Inspirés par ces découvertes, les éthologues multiplient les expériences sur les Corvus européens. Avec de l’entraînement, nos freux, grands corbeaux et autres corneilles montrent un sacré potentiel.
320 millions d’années
C’est le temps qui nous sépare de l’époque où vivaient les derniers ancêtres communs des humains et des corbeaux. Une étude allemande suggère que les toutes premières formes de conscience existaient déjà et se seraient ensuite développées par des chemins évolutifs différents chez les mammifères et chez les oiseaux.
Soupçon de bachotage
Les chercheurs évaluent deux types de cognition : la relation au monde physique et la relation aux autres. Dans le premier cas, les expériences analysent comment les oiseaux perçoivent les liens de cause à effet et comment ils observent physiquement les objets, leur forme ou leur emplacement. Il peut s’agir par exemple d’introduire un caillou de taille adéquate dans un tube pour obtenir une récompense alimentaire.
La perception de la connectivité entre objets est également au programme : tirer une longue ficelle pour gagner une friandise pourtant invisible au départ. Des étapes de plus en plus complexes poussent les étudiants à plumes à toujours plus d’astuce et de mémorisation. Le raisonnement par exclusion – sorte de déduction – est pratiqué avec brio par les corbeaux qui surpassent ici les perroquets : si la récompense n’est pas cachée sous la boîte A, c’est qu’elle est sous la boîte B, élémentaire !
L’observation attentive de l’environnement et des objets à disposition est ici fondamentale. Et sur ce point, comme pour la planification (> Deux tu l’auras valent mieux qu’un tiens !), l’efficacité des corvidés rivalise avec celle des singes macaques et capucins.
En revanche, les tests sur la compréhension de concepts tels que la gravité ou la flottabilité ne sont pas concluants et constituent peut-être une exclusivité des humains. Certes, la célèbre fable d’Esope La Corneille et la Cruche a pu être vérifiée en pratique : les corbeaux captifs comprennent vite que des cailloux mis à leur disposition font monter le niveau d’eau d’un récipient lorsqu’ils sont immergés. Mais un tel comportement existe-t-il de manière innée dans la nature et serait-il dans ce cas animé par la compréhension des lois physiques impliquées ? Vraisemblablement pas.
Deux tu l’auras valent mieux qu’un tiens !
Les grands corbeaux sont capables d’anticiper des situations précises en conservant un outil, inutile dans l’instant, mais indispensable par la suite pour obtenir une récompense. Un contrôle de soi remarquable qui peut durer plusieurs heures. Mieux, ils choisissent cet outil à usage différé plutôt qu’une récompense immédiate de moindre valeur que celle espérée. Ces comportements révèlent une faculté de planification connue jusqu’alors uniquement des grands singes et des jeunes humains.
Suivez mon regard…
La relation aux autres est le second champ d’investigation des spécialistes de la cognition. Et le vivre ensemble est un peu le niveau élémentaire dans ce domaine. Les corvidés sociaux y sont naturellement confrontés en permanence avec tout ce que cela implique en matière de compétition, coopération et communication. Quant aux grands corbeaux et aux corneilles qui ne forment pas de colonies, ils pratiquent systématiquement la vie en groupe avant de se mettre en couple.
Selon une étude très récente, les corbeaux développent leurs facultés d’apprentissage hors norme durant leur enfance particulièrement longue. Les poussins de corvidés passent en effet proportionnellement plus de temps au nid que d’autres oiseaux. Une fois envolés, ils restent aussi plus longtemps avec leurs parents.
Côtoyer intensément ses semblables favorise probablement la théorie de l’esprit, cette aptitude d’un individu à attribuer à l’autre une intention, un désir ou une croyance. Ainsi, par exemple, les geais adaptent leur comportement de cache lorsqu’ils se savent observés par un congénère. En d’autres termes : je sais que tu me vois, alors je ne te révélerai pas ma cachette ! Un corbeau victime de cambriolage est capable de se souvenir du coupable et il redoublera de vigilance s’il se retrouve à nouveau en sa présence. En laboratoire, des corvidés invités à trouver de la nourriture dissimulée sous l’un des nombreux récipients proposés retournent d’abord celui que l’expérimentateur fixe du regard !
Tout cela corrobore l’idée que les exigences de la vie en groupe stimulent les animaux sociaux. Elles développent les capacités de leur cerveau et leurs aptitudes à communiquer (> Brainstorming chez les freux). Décidément, si les oiseaux noirs en voient de toutes les couleurs, ils n’ont pas dit leur dernier mot.
2,5
Plus un animal est imposant, plus son cerveau est gros. Ainsi, la baleine bleue a une cervelle bien plus volumineuse que celle du chien et le chat est aussi mieux servi que la souris. Comme il s’agit rarement d’une stricte proportion, un quotient d’encéphalisation (QE) permet de quantifier les écarts. Alors que le mouton a un cerveau 20 % moins volumineux qu’attendu, c’est-à-dire un QE de 0,8, l’homme bat tous les records avec un organe 7 fois plus massif que prévu. Sur ce terrain, le chimpanzé et le grand corbeau font jeu égal avec un QE très flatteur de 2,5.
œil pour œil
C’est l’histoire d’un grand corbeau A qui évolue dans une pièce. Un judas donne sur une autre pièce où évolue un corbeau B qui a de la nourriture et des cachettes à disposition. A observe B à loisir et se familiarise avec le principe du judas. Après un certain temps, le corbeau A est placé dans la pièce fournie en nourriture à la place de l’oiseau B. Dans cette nouvelle situation, A se méfie et cache sa nourriture si le judas est ouvert, partant du principe qu’il peut être guetté. Si le judas est fermé, A ne se soucie plus d’un éventuel espion, même si des cris de corbeaux sont diffusés dans la pièce à côté. Le corbeau qui a peur d’être épié fait donc preuve d’une capacité étonnante en émettant des hypothèses sur le comportement d’un autre individu.
Brainstorming chez les freux
Valérie Dufour, pourquoi vous intéressez-vous particulièrement au corbeau freux ?
Je suis avant tout spécialiste des primates mais j’ai aussi découvert le monde des corvidés il y a quelques années. Et il se trouve qu’une petite colonie captive de freux était présente sur mon campus à Strasbourg. Le caractère social de cette espèce m’a tout de suite passionnée.
Pourquoi ?
On étudie beaucoup les corbeaux pour leurs facultés cognitives en comparaison avec d’autres animaux, mais leur comportement social et leur communication sont méconnus. Des individus se réunissent en colonies pour nicher au printemps, se dispersent à la mauvaise saison au sein d’immenses groupes hivernaux avant de se retrouver de nouveau au printemps. Ce phénomène dit de fusion-fission est comparable à ce que l’on connaît chez certains primates ou les éléphants. Cela nécessite une mémoire à long terme pour se reconnaître entre individus et se souvenir des relations de voisinage, de couple, de triade ou encore de dominance.
Vos observations ont lieu en captivité…
Oui, cela permet plein d’expériences qui ouvrent des perspectives. Mais nous commençons à travailler sur des colonies sauvages. On espère élargir cet échantillon naturel en Alsace avec le soutien d’ornithologues bénévoles. L’idée est de recourir à la bioacoustique pour identifier le plus d’individus possible grâce à leur signature vocale et pouvoir ainsi étudier leurs relations sans dérangement. Il suffit de poser des micros dans les arbres, puis d’utiliser des logiciels spécifiques.
Les cris rauques et monotones des freux sont-ils si particuliers ?
Le répertoire connu compte une quinzaine de cris fréquents et une trentaine plus rares auxquels s’ajoutent des inédits occasionnels. Et puis, les freux chantent parfois. C’est un peu mystérieux et cela m’intéresse beaucoup. Le font-ils aussi par plaisir ? Quand ? Improvisent-ils ? Mes recherches concernent non plus une espèce dans sa globalité mais des individus en particulier : leur personnalité, ce qu’ils ont dans la tête, ce qu’ils expriment, leur relation aux autres.
J’espère ainsi participer au changement d’image d’un corbeau juste bon à piller les champs et que l’on détruit par milliers chaque année.
Découvrez cette vidéo scientifique vulgarisée et drôle sur le corbeau freux.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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