Prochain arrêt, Les jardins de fer
Entre graviers stériles et traverses bétonnées, les voies ferrées abritent une flore digne des plus beaux jardins botaniques. En voiture s’il vous plaît !
Entre graviers stériles et traverses bétonnées, les voies ferrées abritent une flore digne des plus beaux jardins botaniques. En voiture s’il vous plaît !
Mi-août peu après 14h sur le quai de la gare. Ambiance torride. Les rails argentés fuient vers le sud en convergeant jusqu’à se toucher. Au loin, les traverses s’effacent dans des ondes de chaleur. Enraciné entre deux mégots et une vieille canette de coca, un liseron des champs vit dangereusement, couché entre les voies. Un très léger sifflement fait vibrer le chemin de fer. Le bruit annonciateur court dans l’acier en un crescendo irrégulier, jusqu’à ce qu’un train miroite au loin. Mirage ou réalité ?
Carrément titanesques à hauteur de fleurs, deux locomotives avancent à pleine vitesse en tirant 48 wagons chargés à ras bord. A l’aiguillage, le convoi change de voie en secouant ses 2 200 tonnes de cargaison. Quelques graines décrochent et tombent entre les rails. Avec un peu de chance, ces passagères clandestines germeront en égayant le ballast de nouvelles couleurs venues d’ailleurs. Si le passage du train n’a duré qu’une demi-minute, les herbiers des botanistes en garderont le souvenir pour des siècles.
Cueillies par mégarde avec des légumes, mélangées à des marchandises ou accrochées à des bagages, les plantes sauvages prennent le train sans connaître leur destination. Sans billet ni passeport, le géranium pourpre a ainsi colonisé toute l’Europe au cours des années 1990. En dehors de la région méditerranéenne, cette petite fleur ne se retrouve que le long des emprises ferroviaires.
« Attention au passage d’un train !» crient les haut-parleurs de la voie 4. Un EuroCity transite en gare en échevelant les herbes folles. Saviez-vous que ce mélange de plantes spontanées constitue le plus grand jardin botanique du monde ? Délimité par les rails, il s’étend sur des milliers de kilomètres au-delà des frontières. Mais veillez à rester prudemment sur les quais.
Pour apprécier cette collection cosmopolite, vous pouvez imaginer des panneaux d’identification plantés ici et là entre les traverses : Senecio inaequidens - Séneçon du Cap, Euphorbia nutans - Euphorbe des rails, Bromus madritensis - Brome de Madrid, Artemisia absinthium - Armoise absinthe, Potentilla norvegica - Potentille de Norvège…
Le bouquet ferroviaire est tellement varié qu’il ne fane jamais. Au Tessin par exemple, on dénombre près de 800 espèces sur les voies ferrées, soit l’équivalent d’un quart de la diversité floristique suisse. Autour de la gare badoise de Bâle, des inventaires réalisés à partir de 1980 listent à ce jour 598 plantes différentes.
Année après année, cette diversité s’enrichit au gré des échanges commerciaux. Parmi les surprises, des plantes provenant de milieux avoisinants, de pays limitrophes, voire d’autres continents. Avec parfois des hôtes indésirables, envahissants voire hyperallergéniques.
Un luxuriant raisin d’Amérique se dresse à deux pas d’un aiguillage. Les grappes de baies vertes, pourpre foncé ou noires de cette plante exotique semblent se moquer des sémaphores qui régulent la circulation des trains. Car la flore voyage sans respecter ni lois ni frontières. Voilà un effet secondaire spectaculaire et problématique de la mobilité humaine.
SNCF et CFF accusent la végétation de déformer les voies ou d’entraîner des problèmes de freinage et de patinage. Armés de trains désherbeurs et de wagons pulvérisateurs, les compagnies ferroviaires épandent des tonnes d’herbicides chaque année pour lutter contre la végétation. Résultat ? Aspergés de glyphosate et d’autres poisons, les riants jardins sont souvent entièrement dévastés, surtout le long des lignes les plus parcourues.
Pourtant, après le passage de ces convois de la mort, des brins de verdure ressuscitent tôt ou tard du ballast stérilisé. Ici une petite prêle, là un géranium pourpre… En développant des résistances aux produits phytosanitaires, les plantes prennent leur revanche au désespoir des gestionnaires. A qui le dernier mot dans cette interminable saga de fer et de fleurs ?
Les réfugiées
Les voies ferrées abritent une grande diversité botanique malgré une sécheresse souvent extrême, une pauvreté en matière organique et une forte teneur en azote. Parmi les hôtes de ces milieux artificiels figurent des plantes menacées comme la crépide fétide, une rareté typique des pelouses steppiques. Ou encore le galéopsis à feuilles étroites en voie d’extinction dans son habitat naturel, les éboulis et les zones graveleuses calcaires.
Le Sud-Africain
Le séneçon du Cap est une plante très adaptable. En Afrique du Sud, il pousse naturellement sur des sols très divers jusqu’à une altitude de 2 500 m. Depuis son arrivée accidentelle en Europe avec le commerce de la laine, il colonise avec vigueur les bordures des voies de communication et les tapisse de jaune.
Fortement envahissant, il est classé parmi les espèces exotiques indésirables en Suisse et en France. Cerise empoisonnée sur le gâteau, il produit des alcaloïdes toxiques pour l’homme et le bétail. Sa diffusion dans les vignes ou les champs pourrait en faire un problème majeur pour l’agriculture.
L’allergénique
La majeure partie des plantes poussant sur les voies survivent à la mauvaise saison sous forme de graine, alors que les parties végétatives sont détruites par le dessèchement ou le gel : ce sont des thérophytes. Parmi elles, l’ambroisie à feuilles d’armoise est tristement célèbre à cause des allergies que son pollen provoque. Un seul individu produit jusqu’à 60 000 graines capables de germer pendant près de 40 ans. Autant de bombes à retardement dispersées jusqu’au cœur des agglomérations par les chemins de fer.
Les potagères
Oignon, colza, sarrasin, blé, tomate, chou-fleur, fenouil, chicorée, asperge, prunier ou figuier… Ensemencés par les innombrables trains qui traversent le Vieux Continent, les rails accueillent un étonnant panier de fruits et de légumes. Dans ces potagers improvisés, les variétés cultivées peuvent potentiellement se croiser avec leurs cousines sauvages. Ces hybridations peuvent produire des descendants très compétitifs et résistants aux herbicides.
Retrouvez les coulisses du travail de Lorenzo Dotti.
Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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