Je vous laisse mon chalet …
Ses dessins semblent sortis de contes de fées. Jacques Rime laisse les clés de son chalet dont le maître des lieux est un chat, le gardien un renard et le visiteur impromptu, un ours.
Ses dessins semblent sortis de contes de fées. Jacques Rime laisse les clés de son chalet dont le maître des lieux est un chat, le gardien un renard et le visiteur impromptu, un ours.
Chère Madame,
Si vous lisez cette lettre, c’est que vous avez trouvé la clé à l’endroit caché que je vous avais indiqué. Bravo, et bienvenue dans mon paradis, qui est aujourd’hui le vôtre. Vous voilà donc propriétaire de cette maison et des alentours.
Vous verrez, la prairie est une merveille. Le paysan voisin la fauche une seule fois par année, à la mi-juillet. Et puis, il y a la forêt. J’y ai passé les plus beaux moments de ma vie. Je vous laisse sur la table un plan que j’ai dessiné comme une carte au trésor, et qui vous fera gagner un peu de temps. Y sont indiqués, entre autres, le terrier des blaireaux, une caverne où dorment des chauves-souris, des troncs à cavités où vivent de petites chouettes et des arbres immenses comme ce sapin blanc au tronc poilu comme un mammouth. A certains endroits, j’ai placé quelques signes discrets qui vous aideront.
Je vous écris aussi cette lettre pour trois raisons.
La première… c’est le chat Tibère. C’est lui le propriétaire naturel du lieu. Ce gros matou noir aux yeux verts daigne parfois – rarement – se laisser caresser. Il est absolument propre, chère Madame, aucun souci de ce côté-là. Il ne demande que quelques croquettes qu’il grignote de temps en temps, et une gamelle d’eau fraîche que vous laisserez dehors.
Surtout, ne le gardez jamais à l’intérieur la nuit ! Chaque soir, il s’assied sur le seuil de pierre, écoute, regarde, bouge légèrement le bout de sa queue et puis s’en va tout droit vers la forêt pour n’en revenir qu’au matin. Printemps, étés, automnes, hivers. C’est très émouvant, l’hiver, de le voir disparaître dans la nuit et le froid. Où et comment passe-t-il ses nuits ?
Dans la forêt, je l’ai régulièrement aperçu. Parfois, il passe juste devant moi, s’arrête, une patte levée, me dévisage avec une sauvagerie retrouvée, et s’en va à ses affaires. C’est magnifique de voir sa fourrure sous la lune. On dirait une panthère noire.
Deuxième raison, le grand renard. Il se cache toute la journée dans la forêt où il dispose de plusieurs gîtes que je vous ai indiqués sur le plan.
Combien de fois, lors de mes affûts, est-il venu droit sur moi ? Il s’approche en trottant. Quelle allure ! Mon cœur s’emballe. Tout à coup il s’arrête, comme foudroyé, juste à quelques pas. Dans ses yeux farouches, des expressions de peur, d’étonnement, de surprise, de mépris et de reproche. J’en suis mal à l’aise et heureux en même temps. Qu’est-ce qui se passe dans cette belle tête rousse ?
Puis il s’en va vers la maison contrôler s’il reste des croquettes, et vérifier plus loin si les poulaillers sont bien fermés. Je l’ai surpris, le matin, dormant sur une souche. Je voyais les fentes de ses yeux s’ouvrir, et de nouveau ce terrible regard… Lui comme Tibère, je l’admire et le respecte. Chaque automne, chaque hiver, il échappe aux impitoyables chasseurs et à leurs chiens fous.
Ne cherchez pas à l’apprivoiser, ne le nourrissez pas. Juste quelques gâteries, de temps en temps. Laissez-le sauvage et libre.
Le soir, le chat s’en va vers la forêt et le renard s’en vient. Le matin, c’est le contraire. Ces deux bêtes tracent chacune dans leur sens le lien entre la nature et nous.
La troisième raison ? Je ne résiste pas à la tentation de vous l’écrire. C’était il y a deux semaines, lors d’une de mes dernières veilles dans la forêt qui entoure le chalet.
Cette nuit-là, je m’installe au pied d’un sapin, près du sentier qui suit le ruisseau. Les blaireaux passent régulièrement par là. Calé contre un tronc, parfaitement heureux, je laisse venir la nuit. De grands pans noirs effacent les arbres, les cailloux, creusant des trous béants qui font un peu peur.
La lune brille à travers les branches. Des taches d’ombre et de lumière se déplacent et se déforment lentement sur le sol. J’entends un bruit. Une bête arrive sur le sentier, ronde, massive. « Voilà le blaireau » , me dis-je, en levant doucement mes jumelles. L’animal passe dans une tache claire. J’ai un frisson, une décharge des pieds à la tête. « Un ours ! » Surprise. Peur. Joie. Stupeur. Ma tête bourdonne.
L’ours vient sur le sentier, disparaît dans les ombres, réapparaît dans la lumière. Je devine son dos rond, sa bosse, ses oreilles, sa grosse tête et le masque de ses yeux.
Je tremble. L’ours va bientôt entendre battre mon cœur. Il s’arrête, lève la tête, prend le vent. Il renifle. Il hésite, puis quitte le chemin, traverse le ruisseau et s’en va.
Encore une branche qui craque, puis le silence, le vrai silence. Combien de temps suis-je resté là, paralysé d’émotion, à reprendre lentement mes esprits ?
Voilà, chère Madame. Cette dernière image a définitivement comblé ma vie. Je quitte ce lieu dans la paix. Je vous le remets avec joie. Laissez-le vivre sa vie. Ce qu’il vous donnera en retour gonflera votre cœur de bonheur.
Profitez de chaque fleur, de chaque feuille, de chaque insecte. Profitez des arbres, des cailloux, des bêtes et des étoiles.
Je vous souhaite tout ce que j’ai vécu là.
Avec toutes mes amitiés.
Jacques Rime
Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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