Cet article fait partie du dossier

Bouquetin, le funambule des crêtes

Les bouquetins suisses, de la disparition à la réintroduction

Au XIXe siècle, l’extinction totale et définitive des bouquetins semblait inévitable. Récit du braconnage du dernier bouquetin suisse.

Au XIXe siècle, l’extinction totale et définitive des bouquetins semblait inévitable. Récit du braconnage du dernier bouquetin suisse.

Par un rude hiver, sur des pentes escarpées au-dessus d’Arolla, dans le Val d’Hérens, une avalanche dévale la montagne en arrachant tout sur son passage. Trois semaines plus tard, un berger d’Evolène trouve par hasard dans cette coulée mortelle sept cadavres de bouquetins. Quelle surprise ! « Yu fé dè-j-anns k’oun vék pâ mi dè bokethèïnch » , s’exclamait justement en patois local un copain chasseur quelques soirs auparavant: « des années qu’on n’avait plus vu de bouquetin. » D’après lui, le dernier exemplaire aurait été tiré pas loin de là, dans la région de la Dent Blanche, vers 1830. Pourtant, ce n’était pas le dernier…
En quelques jours, l’incroyable découverte fait le tour de la vallée. Quelques chasseurs osent à nouveau rêver à un trophée prestigieux. Parmi eux, un braconnier particulièrement aguerri est décidé à tirer le vrai dernier, le roi des bouquetins. L’été suivant, il ratisse tous les pierriers et explore chaque mètre carré de montagne. Malgré sa fine connaissance du relief, il ne rencontre que quelques chamois, des marmottes et une hermine. Point de bouquetin.
Un soir, fin septembre, en descendant le chemin qui mène à Arolla, le pisteur remarque soudain sur la crête une silhouette sombre aux cornes impressionnantes… Mirage ou réalité ? Aucun doute : c’est un magnifique bouc ! Incrédule, il observe probablement le dernier bouquetin de tout le Valais, peut-être même qui sait de toutes les Alpes.

Le lendemain, dès le lever du soleil, le braconnier est à son poste à 2500 mètres d’altitude. Il scrute pentes et ravins méthodiquement. Au bout de trois heures de recherche, il localise sa proie dans un versant accidenté. Le grand bouquetin rumine tranquillement sur une large vire, inconscient du destin tragique qui l’attend.
Le tireur avance à pas de loup et sous le vent. Son cœur cogne fort. S’il y arrive, ce sera le plus beau jour de sa vie. Tremblant, il lève son vieux fusil à silex et vise l’animal légendaire. Clic, bang ! La balle franchit en un instant les quelques dizaines de mètres qui séparent l’homme de sa cible… Frappé en plein cœur, le capricorne s’effondre. Déjà exterminé d’Autriche, de Slovénie et d’Allemagne, c’est ainsi peut-être qu’a disparu le dernier bouquetin de Suisse.

Pharmacie à cornes

Que ce soit pour son trophée, sa viande ou les vertus supposées des différentes parties de son corps, le bouquetin a été chassé au fil des siècles pour toutes sortes de raisons. Peu méfiant, voire curieux, c’était une proie facile dès la préhistoire. Selon l’historien Alexandre Scheurer, la médecine traditionnelle en a fait grand usage jusqu’au XIXe siècle. Ses cornes broyées étaient prescrites contre les crampes ou les coliques. Creusées en gobelet, elles devaient détecter la présence de poison dans un liquide. Son sang guérissait la pleurésie et dissolvait les calculs rénaux. Un os de sa cheville était un aphrodisiaque recherché. Et l’on soignait même la sciatique en appliquant de ses crottes sur les zones douloureuses. C’est enfin pour son tendon cardiaque ossifié, un talisman cruciforme évidemment magique, que l’ ibex a été pourchassé.
Outre cette persécution directe motivée par la médecine traditionnelle, les maladies transmises par le bétail et le refroidissement du Petit Age Glaciaire ont aussi contribué à la raréfaction de l’espèce.

Le trafic des jeunes bouquetins
Deux cabris transportés à dos de contrebandier à destination des Alpes suisses. / © Arnaud Fréminet

Le trafic des cabris

Depuis plusieurs semaines, un homme originaire d’Aymavilles, un village situé dans le Val d’Aoste, piste patiemment un petit troupeau d’étagnes sur les versants raides de la Grivola. C’est sur ce massif culminant à presque 4000 m que vivent les derniers bouquetins des Alpes. Tous les soirs, l’Italien suit les femelles jusqu’à leur remise nocturne, ce qui lui permet de les retrouver le lendemain. Il se déplace avec prudence, car des dizaines de gardes-chasses de Victor-Emmanuel III surveillent ce district réservé à la chasse du roi. Le braconnage y est puni par une lourde amende, voire de la prison.
Un après-midi, une femelle au ventre rebondi quitte ses compagnes. Elle cherche un endroit calme et sûr où mettre bas. Le Valdôtain la suit pas à pas. Plusieurs jours plus tard, peu après qu’il l’a rejointe à l’aube, l’étagne paraît nerveuse. Elle s’assied, se relève, se recouche et tourne en rond. Le grand moment est arrivé. Après une heure de travail, elle accouche d’un joli petit cabri.
Caché derrière un gros bloc, le braconnier attend que la mère lui donne le colostrum, ce premier lait essentiel au nouveau-né très riche en protéines et en anticorps. Puis, lorsque la femelle s’éloigne un instant pour brouter quelques graminées, le montagnard bondit sur le chevreau. En un instant, celui-ci est enveloppé dans une couverture et disparaît dans le sac à dos du ravisseur.
De retour au village, l’homme cache son butin dans une rastrelliera, un abri en pierres où se trouve un autre cabri kidnappé auparavant. Deux fois par jour, sa fille rejoint discrètement la planque avec une chèvre pour allaiter les jeunes bouquetins.
Deux semaines plus tard, le contrebandier entreprend un voyage périlleux au clair de lune pour apporter cette précieuse marchandise à ses acquéreurs suisses. Il décide d’éviter le col du Grand-Saint-Bernard, contrôlé jour et nuit par des gardes-chasses royaux, pour rejoindre le Valais par la Fenêtre de Durand, un col peu fréquenté qui culmine à 2800 m d’altitude.
Durant tout son périple, les têtes des deux cabris curieux dépassent de la hotte en paille. Contre sa poitrine, toujours au chaud, l’homme a une bouteille de lait pour nourrir les jeunes bouquetins. Il la remplit le plus souvent possible grâce à la collaboration rémunérée de quelques bergers qui lui laissent traire une chèvre en chemin…

Ibex de source

Avec la disparition du bouquetin, les Alpes perdent l’un de leurs plus beaux symboles. Il n’en reste plus qu’en Italie dans les chasses
royales du Val d’Aoste et peut-être quelques individus en France, abrités des braconniers par les plus hauts sommets de Vanoise. Les Suisses sont les premiers à vouloir le réintroduire mais, malgré plusieurs tentatives diplomatiques, les rois d’Italie refusent toute collaboration. Il faudra se résoudre à obtenir des bouquetins de manière illégale. Les premiers cabris arrivent ainsi en Valais déjà dans les années 1870.
Bientôt, le marché s’élargit à un véritable réseau de braconniers et contrebandiers valdôtains. Deux cents cabris auraient été importés illégalement en Suisse jusqu’en 1938. Ils sont les ancêtres de presque tous les bouquetins actuels.

Un jardin pour bouquetins
Deux petits bouquetins du Val d'Aoste chouchoutés en vue de leur éventuelle réintroduction dans les Alpes suisses. / © Arnaud Fréminet

Un jardin pour bouquetins

Cinq fois par jour, dans un enclos du parc animalier Peter und Paul , dans le canton de Saint-Gall, la femme d’un gardien allaite patiemment au biberon les deux jeunes bouquetins. Seulement du lait de vache bouilli pour éviter toute infection intestinale potentiellement mortelle. Equilibristes nés, les nouveaux arrivants amusent les visiteurs du zoo en sautant et en se perchant sur des pieux en bois. Joueurs et pas farouches, ils se laissent caresser comme des chèvres domestiques et n’arrêtent pas de sauter sur les genoux, les épaules ou la tête de leurs parents adoptifs. Peu à peu, les deux petits princes reçoivent aussi de l’herbe.

Il y a deux mois à peine, ils ont franchi la frontière à dos d’homme. Avec son sauf-conduit, le Valdôtain a passé sans problème le contrôle des douaniers du poste de Lourtier, dans le Val de Bagnes. Puis, une fois la ville de Martigny atteinte, l’homme a vendu sa précieuse marchandise pour 1600 francs suisses. Une fortune ! Installés sur un peu de paille dans des caisses en bois, les cabris ont continué leur voyage en train jusqu’à Saint-Gall. Le 22 juin, le parc animalier Peter und Paul accueillait deux des animaux sur lesquels reposent tous les espoirs.

A l’ouverture de leurs cages, ils sont sortis en bondissant dans tous les sens. Les cabris se sont tout de suite approprié leur enclos orné d’une falaise artificielle de ciment de 10 mètres de haut. Toute l’équipe du parc espère qu’un jour ils pourront gambader sur de vraies montagnes. A moins que ce ne soient leurs descendants ?

La cabri connection

L’importation illégale de bouquetins royaux a nécessité des ruses de Sioux pour déjouer les gardes-chasses et les autorités italiennes. Vendeurs et acquéreurs communiquent par courrier postal et par télégramme. Pour dépister les enquêteurs, ils ne signent plus leurs messages et écrivent mouton ou b… pour ne pas mentionner le mot bouquetin. En 1858, la sanction qui attend les voleurs de cabris est de neuf jours de prison. Pour lutter contre cette fraude, les peines s’alourdissent. En 1926, l’enlèvement d’un cabri coûte 5 ans de prison ou 100’000 lires d’amende. De l’autre côté de la frontière, on paye toujours très cher pour cette marchandise prisée. En Suisse, un jeune bouquetin vaut jusqu’à 1200 francs en 1913… l’équivalent de 40’000 CHF ou 32’000 euros d’aujourd’hui !

Le retour du bouquetin
Enfin la liberté! Le premier lâcher de bouquetins de tout l'arc alpin a eu lieu dans les Alpes Saint-Galloises. / © Arnaud Fréminet

Le jour du retour

En Suisse orientale, les responsables du parc Peter und Paul préparent le premier lâcher de bouquetin pure souche de tout l’arc alpin. Pour souligner le rôle clé joué par cette institution saint-galloise, les autorités helvétiques choisissent un site de réintroduction non loin de là : les Graue Hörner ou Cornes Grises. Les cinq élus sont âgés d’un, deux ou trois ans : ce sont les premiers bouquetins nés en captivité. Après de nombreuses tentatives infructueuses, l’élevage de ces animaux sauvages est enfin au point. Pour limiter la dépendance envers l’homme d’individus promis à une vie sauvage, on ne les a jamais manipulés et on a laissé leurs mères les allaiter naturellement.
Le matin du 8 mai, des hommes robustes transportent les cinq lourdes caisses en bois avec les deux mâles et les trois femelles sélectionnés. Une foule de journalistes, de naturalistes et de curieux escorte ce convoi historique. Bientôt, tout ce petit monde arrive au Rappenloch, un alpage situé au-dessus du hameau de Weisstannen. Les ongulés s’agitent dans leurs cages. Ils sentent pour la première fois l’air pur de l’alpe ! Parvenue à une altitude de 1700 m, la caravane s’arrête devant un enclos qui jouxte une petite cabane. Puis on ouvre les caisses… Les jeunes bêtes font leurs premiers pas à la montagne, pour l’instant à l’intérieur de la clôture installée pour eux.
Le lendemain déjà, les cinq animaux sautent par-dessus le treillis et gagnent eux-mêmes leur liberté. Le 18 juin de la même année, une des femelles, gestante au moment du lâcher, met au monde un premier cabri. Désormais, plus rien n’arrêtera le grand retour du bouquetin des Alpes-Maritimes jusqu’en Slovénie.

Pur-sang italiens

Quelques premières tentatives d’élevage et de réintroduction ont lieu au XIXe siècle en Suisse et en Autriche. Vu la grande difficulté à se procurer des pur-sang, on relâche des hybrides avec des chèvres domestiques. Résultat ? Echec sur toute la ligne. Les étagnes mettent bas trop tôt dans l’année et les bâtards meurent tous de faim et de froid.
Au XXe siècle, les jardins d’acclimatation suisses Peter und Paul à Saint-Gall et Harder à Interlaken arrivent pour la première fois à élever des bouquetins pure souche provenant des réserves royales du Grand Paradis. Grâce à de nombreux lâchers, l’espèce recolonise peu à peu les Alpes helvétiques. Le bon développement de certaines colonies permet ensuite de recapturer des ibex et de les revendre à d’autres pays. La Suisse devient ainsi le principal fournisseur de bouquetins des Alpes… Slovénie, Autriche, Allemagne, France et même finalement l’Italie achètent des animaux pour les relâcher dans leurs montagnes. Hormis les possibles rescapés de la Vanoise, tous les bouquetins descendent de la population du Grand Paradis.

Cet article fait partie du dossier

Bouquetin, le funambule des crêtes

Couverture de La Salamandre n°225

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 225  Décembre 2014 - Janvier 2015, article initialement paru sous le titre "Le dernier capricorne ?"
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