© Jean Chevallier

Le jour où les hirondelles ne sont pas revenues

Les hirondelles et les dernières poules ont abandonné la grange. Grand-mère aussi a fait ses adieux. Souvenirs.

Les hirondelles et les dernières poules ont abandonné la grange. Grand-mère aussi a fait ses adieux. Souvenirs.

C’était il y a trente-cinq ans. Les hirondelles de cheminée, comme on les appelait à l’époque, figuraient parmi les petites fées qui m’ont transmis la passion des oiseaux. Je les vois encore tournoyer à la vitesse de l’éclair dans l’espace sombre et exigu de l’écurie. J’allais y chercher de la charbonnette, sortes de bûchettes qui nourrissaient le feu de la cuisinière et réchauffaient la soupe. J’évitais scrupuleusement le coq fourbe dans la cour. De la paille ancienne pendait des râteliers, mais le cheval et les deux vaches avaient déjà disparu. Je ne les ai pas connus. Mon père oui. Je me souviens du tire-bottes taillé dans une planche de bois, du râteau et de la brouette. Et de la fourche évidemment. Je me souviens aussi du tracteur de papi. Il était deux ou trois fois moins haut que les engins actuels.

Sur le seuil en pierre lisse, la poussière épaisse faisait le bonheur des larves de fourmilions. Quel jeu rigolo c’était de les titiller avec une brindille et de les voir s’en saisir en un éclair ! La fenêtre était tapissée de toiles d’araignées aussi épaisses qu’un drap. Je revois le carreau cassé, une petite défaillance miraculeuse pour mes amies les hirondelles.

Hirondelles : le jour où elles ne sont pas revenues - récit en dessin
© Jean Chevallier

Colocataire ancestrale

La majorité des oiseaux qui nichent sur nos bâtiments ou à l’intérieur de ceux-ci se reproduisaient autrefois sur des parois naturelles. Les premiers grands édifices antiques, grecs et romains, ont progressivement offert de nouvelles possibilités aux espèces rupestres et cavicoles. L’hirondelle rustique était ainsi déjà répandue au Proche-Orient dans l’Antiquité. La multiplication des villes et des villages a ensuite permis la colonisation d’une Europe jusqu’alors très forestière et peu accueillante pour ces nicheurs spécialistes. Aujourd’hui, ils sont souvent dépendants de nos constructions pour se reproduire.

Parmi les prouesses de ces voisines délicates, il en est une qui m’épatait vraiment et qui est rarement évoquée dans les livres. J’ai le souvenir qu’en passant de la cour plombée par le soleil de midi à la grange obscure, mes yeux étaient totalement aveuglés. Il fallait presque une minute pour que ma vue s’adapte à l’intérieur. J’admirais alors la performance inouïe des hirondelles, fonçant du ciel éblouissant à la noirceur la plus complète – et vice-versa – en une fraction de seconde, sans s’écraser contre un quelconque obstacle.

Bien sûr, ces bêtes avaient également toute mon admiration pour leurs qualités de notables voyageuses. J’avais lu qu’elles filaient jusqu’en Afrique durant l’hiver, guidées par les étoiles et la mémoire de leurs premiers trajets. J’avais compris aussi qu’empreintes d’une fidélité admirable, elles revenaient chaque printemps à la ferme. Pensaient-elles à la maison de mes grands-parents lorsqu’elles chassaient les moustiques au-dessus du fleuve Sénégal ? Cette seule idée me ravissait et m’émerveillait. C’était décidé, je ne passerais jamais le permis de chasse comme mes aïeux avant moi. Je voulais observer et étudier les oiseaux.

Un gazouillis familier trahissait en premier leur retour, parfois même au milieu d’une giboulée. Posé sur le câble téléphonique, l’oiseau messager du printemps chantait le renouveau. Cela arrivait généralement entre le 25 mars et le 1er avril, soit en moyenne dix jours plus tard qu’aujourd’hui. Souvent, je remarquais les frêles revenantes avant mamie. Normal, elle n’avait pas que ça à faire.

Hirondelles : le jour où elles ne sont pas revenues - récit en dessin

Le temps a passé. Puis, un jour d’avril ou de mai, au début des années 1990, la grange est restée silencieuse. Je ne saurais dire de quelle manière j’ai reçu cette nouvelle. Au début j’imaginais un retard des voyageuses, un aléa quelconque. Après tout, le long chemin est semé d’embûches pour de si petits volatiles. J’ai attendu demain, comme un enfant attend la neige. Lorsque je me suis fait une raison,j’ai su qu’il se passait quelque chose. J’avais grandi et le monde était en train de changer. Il y avait moins de poules dans la cour, papi était parti dans le ciel des hirondelles. En 1992, le Sommet de la Terre de Rio marquait la fin de mon innocence. Pluies acides, couche d’ozone perforée, changement climatique, marées noires, pesticides, déforestation… beurk ! J’ai eu envie de m’enfermer dans la grange. Dans cette partie du village, il ne restait alors plus que deux couples d’hirondelles – qu’on appelait désormais rustiques – hébergées chez le paysan d’en face.

Hirondelles : le jour où elles ne sont pas revenues - récit en dessin
© Jean Chevallier

La casanière

On compte cinq espèces d’hirondelles dans nos régions. L’hirondelle de cheminée ou rustique est la seule à préférer l’intérieur des bâtiments, surtout ceux à usage agricole : granges, écuries, étables, poulaillers, laiteries et hangars. L’habitat individuel comme les garages, celliers, chaufferies ou même pièces d’habitation peut représenter un quart des sites de nidification dans certaines régions. Si une poutre en bois est disponible, l’hirondelle la choisit en priorité pour installer son nid en forme de coupe ouverte.

La décennie passa. Le tracteur poussiéreux de papi fêtait son demi-siècle. Les dernières poules avaient disparu à leur tour, mamie peinait trop pour s’en occuper. Il y avait moins de mouches sur les vitres de la grange. Presque plus en fait. Les ornithologues de la région lançaient des enquêtes hirondelles pour compter, évaluer, publier, alerter et si possible… agir. Hélas, s’il est relativement aisé de dénombrer les nids d’hirondelles de fenêtre sur les façades, comment mesurer le drame qui se joue dans l’ombre des granges pour la rustique casanière ? Dessiner des graphiques pour montrer les tragédies du vivant était devenu le quotidien des biologistes. La pléthore d’informations comblait difficilement l’abîme de l’absence de solutions. Tout le monde aimait les petites hirondelles et aucun lobby ne s’opposait à la protection de ces charmants oiseaux. Et pourtant, elles s’éteignaient une à une, doucement, inlassablement.

Mamie s’en est allée avec l’année 2010. La maison n’abrite plus ni cheval, ni vaches, ni poules, ni tracteur. Ni aïeux… Et plus aucune hirondelle ne songe aujourd’hui à la ferme de mes grands-parents en survolant les grands fleuves africains.

Hirondelles : le jour où elles ne sont pas revenues - récit en dessin
© Jean Chevallier

L’ennemi naturel des hirondelles

En août, lorsque les jeunes hirondelles de l’année volent et que le départ en migration se prépare, le danger vient du ciel. Tel un missile, le faucon hobereau peut fondre à tout moment sur leurs dortoirs. Ce rapace spécialiste de la chasse en vol est un des rares capables de poursuivre hirondelles et martinets, même au crépuscule. Le hobereau décale souvent sa reproduction en fin de printemps pour que le nourrissage de ses poussins coïncide avec le pic d’abondance de ses proies – insectes aériens et jeunes passereaux – en fin d’été.

C’est bien connu

L’opinion publique s’inquiète de la disparition des hirondelles depuis fort longtemps. Bien avant que le déclin général de la biodiversité de proximité ne fasse le buzz. C’est même un lieu commun printanier et tout le monde pense le constater de ses propres yeux sans vraiment l’étayer. Les biologistes confirment clairement ce ressenti répandu. En Suisse, on estime à 10-20 % la baisse des populations d’hirondelles rustiques depuis vingt-cinq ans. En France, les effectifs auraient fondu de 25 à 40 % au cours des trois dernières décennies.

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Couverture de La Salamandre n°257

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 257  Avril - Mai 2020, article initialement paru sous le titre "Le jour où elles ne sont pas revenues"
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