Le labelle et la bête, ou comment les orchidées trompent les insectes
Dans la prairie florissante, les orchidées sont passées maîtres dans la tromperie, l'objectif : attirer les insectes pour être pollinisées.
Dans la prairie florissante, les orchidées sont passées maîtres dans la tromperie, l'objectif : attirer les insectes pour être pollinisées.
Au fil du sentier, la chênaie ponctuée de pins laisse filtrer la lumière. Quelques pas supplémentaires et s’ouvre enfin une rayonnante lisière. Gardée par un bataillon de genévriers piquants, une pelouse escarpée déroule son tapis de graminées et de corolles vers la vallée.
Le soleil de mai réjouit les habitants de ce havre bien exposé. Flambés, demi-deuils et argus bleus papillonnent à hauteur de genoux, telle une invitation à visiter la canopée de la prairie. Prenez le temps de vous pencher.
Parmi les sobres épis de bromes, brizes et autres laîches, la palette du printemps s’expose : sauges, ornithogales, lotiers, euphorbes… L’envie de vous asseoir un instant devient irrésistible ? Délogez la soyeuse zygène et tâchez d’écraser le moins de trésors possible. Comme cet orchis brûlé coiffé d’une pyramide de frêles lutins blancs, maculés et casqués de pourpre. En arrière-plan, une splendeur émerge entre deux polygales : trois fleurs d’une orchidée tout à fait extraordinaire enguirlandent leur tige vert tendre. Et si vous vous allongiez ici pour la matinée ?
La lèvre de la fleur
Bien qu’on le trouve aussi chez quelques autres familles de plantes, le labelle est une marque de fabrique des orchidées. Généralement tourné vers le bas comme une lèvre inférieure, ce pétale présente souvent une couleur et une forme différentes de celles des deux autres. Sa fonction est d’attirer les pollinisateurs en leur offrant une piste d’atterrissage. Pour optimiser les chances de réussite, le labelle peut imiter le corps d’une femelle d’insecte, diffuser des odeurs attractives ou guider le visiteur vers une offrande de nectar.
Admirez ces figurines de princesses accrochées dans l’herbe avec leur toque couleur chair et leur robe opulente et sophistiquée. Leurs bras grands ouverts, rose persan, incitent à s’approcher encore…
La fleur de l’ophrys bourdon révèle finalement la subtilité de ses formes et de ses teintes. Les trois sépales rose bonbon sont identiques entre eux mais le médian, en haut, est arqué.
Regardez ! Leur disposition étoilée dessine une petite éolienne. Par-dessus, des pétales très différents : les deux supérieurs sont réduits et fins comme des antennes, alors que le troisième semble avoir disparu au profit d’une protubérance spectaculaire. C’est là que s’incarne le secret des orchidées. A l’instar de toutes ses cousines, cet ophrys bourdon a transformé son pétale inférieur au cours de l’évolution. Ce labelle, offert comme une lèvre charnue, n’a nulle autre fonction que de jouer les pièges d’amour. Sa victime, totalement manipulée, a six pattes et bourdonne. Vous avez compris ?
Contrairement à ce qui se pratique généralement sur le marché de la pollinisation, les farceuses du genre ophrys ne proposent pas un deal monnayé en nectar. Produire cette gâterie coûterait trop cher en énergie. Pour échanger ses semences, cet Ophrys fuciflora, comme ses congénères insectifera, scolopax et autre sphegodes, a inventé le leurre sexuel. Vous languissez d’en savoir plus ? Examinez bien ce labelle dodu avec ses motifs luisants en son centre qui ressemblent à des ailes membraneuses. Voici une parfaite imitation du corps de madame abeille sauvage ou de miss mouche. Pas encore convaincu ? Ajoutez-y une dose de parfum envoûtant tel que celui porté par la belle insecte et ce mimétisme olfactif achèvera le piège. Le mâle courtisan y plongera tête baissée sans rien gagner en retour, si ce n’est l’expérience.
Infimes sont les chances d’observer l’arnaque de visu, alors imaginons-la. Voici la scène : un jeune mâle naïf d’eucère noirâtre, petite abeille sauvage munie de longues antennes, virevolte au-dessus de la prairie. Cette âme en peine ralentit son vol à la détection d’un courant d’air sexuel. Les effluves trompeurs portent à 10 ou 15 m. Il est certain d’avoir capté une femelle et se positionne à bon vent. Par des vols en zigzags de plus en plus concentrés, il se dirige vers l’ophrys bourdon.
Quand il aperçoit le labelle, offert comme une cible immanquable, il atterrit dessus. L’insecte se trouve à son aise, car les poils et la forme de ce faux abdomen sont d’un total confort. Hop ! quelques secondes de copulation imaginaire plus tard, don Juan s’en va. Non sans avoir mémorisé lors d’un vol sur place les caractéristiques de cette amour factice pour qu’on ne l’y reprenne plus.
Vous n’avez rien vu ? Le petit macho à quatre ailes est reparti avec un souvenir. Dans son euphorie, la tête fourrée dans le cœur de l’orchidée – le gynostème –, l’abeille s’est fait coller deux minuscules boules jaunes sur le front. Avec un peu de chance, ces pollinies fertiles seront frottées à une autre fleur lors d’une prochaine entourloupe.
En moyenne, seulement un ophrys sur six réussit à fructifier grâce à cette coévolution plante-animal. Les insectes abusés et les fleurs amoureuses sont trop clairsemés dans la nature pour se rencontrer aisément. Ainsi, aussi passionnante que soit cette jolie manigance végétale, elle n’est pas gage de prolifération.
Sur mesure
Des chimistes ont retrouvé le même cocktail de 14 hydrocarbures dans le labelle de l’ophrys araignée et dans la cuticule des femelles de l’abeille Andrena nigroaenea. Plus surprenant encore, ces composés volatils – des alcanes et des alcènes – sont présents exactement dans les mêmes proportions chez la plante et chez l’insecte. L’ophrys araignée est pour l’heure la seule du genre a avoir une chimie correspondant si précisément à celle de l’insecte qui la pollinise.
Tous à poils
La pilosité du labelle imite celle des femelles et guide les mâles dans la position à prendre. Par l’orientation de leurs poils, la majorité des espèces d’ophrys conditionnent une pollinisation dite céphalique. L’insecte est alors poussé à diriger sa tête vers le gynostème et le pollen. D’autres proposent une position confortable inversée et l’abeille est contrainte à se présenter tête en bas : c’est la pollinisation abdominale. Curiosité : l’ophrys abeille présente tous les atouts du leurre, dont les poils, alors que sa reproduction généralement autogame ne nécessite aucun insecte.
En tout genre
Il n’est pas nécessaire de partir aux antipodes pour admirer des orchidées sauvages. Parmi les 25 000 espèces connues dans le monde, environ 160 sont présentes en France métropolitaine et en Suisse. Ophrys, orchis, anacamptis, listère, spiranthe, platanthère, épipactis, liparis et autre sérapias sont quelques-uns des 26 genres identifiés dans nos régions. Ces fleurs remarquables occupent divers milieux allant des marais aux pelouses de montagne en passant par les forêts et les prairies maigres.
Nos conseils pour observer les orchidées
Protéger : Certaines orchidées peuvent pousser autour de votre maison si le terrain d’origine est naturel. Pour éviter de tondre ces fleurs au printemps sans le savoir, repérez les rosettes de feuilles visibles dès l’hiver et signalez-les avec un petit bâton. En avril, vous découvrirez peut-être un orchis bouc ou un anacamptis pyramidal. Faites l’exercice chez le voisin pour le sensibiliser.
Découvrir : Partez à la découverte des orchidées sauvages entre avril et juin en scrutant les talus enherbés, les pelouses et les prairies à sol maigre, surtout sur sols calcaires et marneux. Munissez-vous d’un guide de terrain et n’hésitez pas à contacter l’association naturaliste de votre région pour connaître les bons spots ou transmettre vos découvertes.
Lire :
- Orchidées d’Europe, fleur et pollinisation J. Claessens et J. Kleynen Biotope éditions - 448 pages.
- Sauvages orchidées D. et S. Greyo La Salamandre - 144 pages.
Poursuivez votre lecture côté photos avec les clichés d'orchidées de David Greyo.
Découvrez notre livre dans la collection Histoires d'images : Sauvages d'orchidées.
Un livre original dédié à l’approche photographique des plus belles et étonnantes fleurs sauvages qui vivent près de chez nous : les orchidées !
Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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