L’incroyable complicité entre un brochet et un photographe
Des selfies sous l'eau avec un brochet de près d'un mètre ? Le plongeur valaisan Michel Lonfat raconte son histoire avec un poisson pas comme les autres.
Des selfies sous l'eau avec un brochet de près d'un mètre ? Le plongeur valaisan Michel Lonfat raconte son histoire avec un poisson pas comme les autres.
L’horloge du bureau indique bientôt 16 h. Mes doigts accélèrent sur le clavier. Il faut que je termine au plus vite mon travail. Saturnin m'attend !
En ce jour d'avril, le ciel est avec moi. Pas un nuage, le soleil brille. Vers 16h20, j'appuie enfin sur la touche éteindre de mon ordinateur… «Au revoir les collègues ! » Et me voilà dévalant les escaliers et sautant dans ma voiture. Dans 10 minutes au grand maximum, j'arriverai à cette gouille que je connais bien dans la plaine du Rhône. Hier soir, j’ai pris soin de préparer tout mon matériel. La bouteille est déjà montée, les accus de l'appareil photo sont pleins et les cartes mémoire vides. Je suis prêt. Tous les indicateurs d’une plongée prometteuse sont au vert.
Silence, ça plonge
Je me réjouis tellement d'arriver que j'ai de la peine à respecter les limites de vitesse. Je me gare sur la petite place de parc. Un rossignol chante à tue-tête. C'est dans ce plan d’eau que je photographie mon sujet favori : le brochet. J’enfile la combinaison encore humide de ma plongée d'hier. Bouteille, ceinture de plomb, manomètre, palmes, masque et bien évidemment le caisson étanche avec mon appareil photo. Chargé comme une mule, je me dirige vers mon aquarium naturel.
L’eau est limpide. Les rayons de soleil la traversent et scintillent tout autour de moi. J’entends ma respiration et mes bulles s'échapper vers le haut. Quel bonheur ! Je devine les roseaux qui se balancent en surface au gré du vent. Je sais exactement où je me dirige.
Enchantée, Saturnin
Voilà près de quatre mois que je plonge pratiquement tous les jours au même endroit à la rencontre des brochets. Ces poissons sont beaux et très photogéniques. J'ai passé tellement de temps à les observer que désormais je reconnais les différents individus.
Elle, par exemple, c'est Saturnin. Une femelle de plus de 60 cm. Son surnom est un clin d'œil au caneton vedette de la série TV Les aventures de Saturnin. Car parfois on appelle le brochet bec de canard.
Avec les années, Saturnin a grandi pour dépasser probablement 90 cm. Quelle pièce ! Cette femelle est particulière. Plus je plonge avec elle, plus nous nous rapprochons l'un de l'autre. Je suis certain qu’elle me reconnaît et comprend que je ne suis pas une menace. Combien de centaines d'heures ai-je passées à l’accompagner dans ses déplacements, à observer ses parties de chasse ou à la photographier pendant ses pauses digestives ?
Non, je ne suis pas fou. Et j’ai envie de croire qu’une amitié, ou au moins une complicité, est née entre elle et moi. Saturnin est devenue ma partenaire de plongée… et aussi un modèle idéal pour mes photos. Nous faisons même des selfies ensemble!
Sous l'eau, sur le net
Saturnin a aussi fini sur Facebook. Pour partager la beauté de cet animal qui vit tout près de nous, j’ai diffusé ses portraits sur ma page. Très rapidement, ce brochet pas comme les autres a connu une certaine notoriété. Même des magazines tchèque, allemand ou belge se sont intéressés à mes rencontres sous l'eau.
Dire qu’au début de mes plongées sous-marines, il y avait deux choses que je ne pouvais pas concevoir : l'immersion en eau douce et la photographie subaquatique. Je trouvais que les plongeurs photographes perdaient leur temps et passaient à côté de l’essentiel. Toujours focalisés à travers leur viseur sur un détail, alors qu’il y a tant de choses à découvrir.
Grâce à ma femme Caroline, qui avait acheté un petit compact afin de ramener des souvenirs de nos vacances de plongée aux Maldives, j'ai changé d'avis. La photo sous l'eau s'est transformée en une passion dévorante. Peu à peu, ma bibliothèque d’images est devenue immense. Elle alimente aujourd'hui plusieurs réseaux de données d’observation pour la reconnaissance et l’identification de la faune et de la flore subaquatiques.
Ce sont Saturnin et les autres brochets qui m'ont amené à la photographie en eau douce. A ce jour, j'ai déjà passé plus de 2000 heures à explorer et photographier ambiances et habitants des lacs, gouilles et rivières de la région valaisanne. Et je ne compte pas m'arrêter là.
Le temps d'une bouteille
Sous l'eau, je me sens vraiment bien. Quand je plonge régulièrement, je finis par rêver d’être un poisson. Comme en apesanteur, je me fonds dans ce monde en perdant la notion du temps et en oubliant l’extérieur. Evidemment, ma bouteille de plongée me ramène à la réalité et me rappelle que je n'appartiens pas à cet univers. Le moment venu, je prends congé de Saturnin et de ses congénères à contrecœur pour remonter vers la lumière.
Depuis longtemps, Saturnin est un rendez-vous presque quotidien. A chaque immersion, je sais où la trouver. J'ai observé que les brochets peuvent être très territoriaux. Et son domaine, je le connais bien.
Selon l'heure de la journée, elle n’a pas la même attitude. En plein jour, elle se tient souvent à l’affût ou parcourt lentement les herbiers en quête d'un repas. Pendant ces périodes de chasse, elle se laisse moins facilement approcher. Je la respecte et garde mes distances… Grâce à ces précautions, j’ai pu immortaliser des scènes extraordinaires de brochets avec une proie dans la gueule.
Vers la fin de la journée, Saturnin visite souvent les bords du plan d’eau, près de la surface et des roseaux. Immobile dans les algues, elle se repose ou digère son repas. C’est un peu avant le coucher du soleil que je pouvais tirer ses plus beaux portraits…
Saturnin parmi les étoiles
Pouvais ? Oui. Car j’ai perdu mon amie. Un jour, ce petit plan d’eau un peu oublié a été loué à une amicale de pêcheurs à la truite. Avant d'introduire ce poisson dans la gouille, ils ont voulu éradiquer les prédateurs. Plusieurs brochets, dont Saturnin, ont mordu à leurs hameçons. Sa disparition m’a vraiment affecté.
Heureusement, ses enfants et ses petits-enfants peuplent encore les lieux. J’essaie de recréer avec certains d'entre eux la même entente… mais la relation que j'ai eue avec Saturnin restera probablement unique.
Michel Lonfat
Plongeur-photographe
- 1968 Naissance à Sierre (Valais)
- 1985 Brevet de plongée sous-marine en Papouasie-Nouvelle-Guinée
- 1995 Commence la plongée en eau douce
- 2000 Instructeur de plongée
- 2003 Début de la photographie subaquatique.
- 2009 Première rencontre avec Saturnin
- 2013 Disparition de Saturnin
Aller plus loin
Tête à tête avec un autre passionné de brochets, Dario Zuccari, auteur d’un livre de 450 pages sur Esox lucius : le grand brochet !
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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