Mille milliards de moules d’eau douce !

Un coquillage exotique prolifère dans les lacs alpins : la moule quagga. En dévorant le phytoplancton, à la base de la chaîne alimentaire, elle bouleverse les écosystèmes. Reportage sur les rives de deux grands lacs suisses.

Un coquillage exotique prolifère dans les lacs alpins : la moule quagga. En dévorant le phytoplancton, à la base de la chaîne alimentaire, elle bouleverse les écosystèmes. Reportage sur les rives de deux grands lacs suisses.

Sur la longue digue du port de Chevroux qui s’avance dans le lac de Neuchâtel, un vent froid souffle en cette fin avril. Un vrai repoussoir à touristes. La plage de sable fin est déserte. Les quais qui mènent aux bateaux de plaisance aussi, alors des couples de nettes rousses — avec leurs épaisses coiffes de feu — profitent de ce calme pour roupiller sur les pontons.

Sur la rive opposée, les sommets sont enneigés. « Quand le Jura blanchit comme ça, l’air qui en descend est cru », constate Alexandre Bonny, le président des pêcheurs du lac de Neuchâtel. Son bateau est en réparation, il n’a donc pas eu à braver l’épisode de froid qui plane sur la région depuis une semaine. Cheveux grisonnants, grosses pognes de celui qui a travaillé toute sa vie dehors, il sait qu’il n’a rien raté sur l’eau : « Avant, le poisson était déjà peu abondant au début du printemps. Maintenant, ça ne vaut plus du tout le coup de sortir à cette saison. »

Mauvaise pêche

À quoi est dû le déclin brutal de certaines populations de poissons, comme la bondelle, depuis 2019 sur le vaste lac ? Pour les pêcheurs, Alexandre Bonny en tête, c’est d’abord la faute du cormoran. Un piscivore dont les populations ont beaucoup augmenté, d’abord en hiver à la fin du XX esiècle, puis en tant que nicheur depuis deux décennies. Les scientifiques considèrent cependant l’oiseau comme un bouc émissaire. Dans les lacs helvètes, les statistiques de pêche montrent des fluctuations cycliques du nombre des poissons capturés par les pêcheurs, indépendamment du nombre de cormorans nicheurs.

Depuis quelques années, c’est plutôt la diminution du zooplancton — minuscules animaux vivant en suspension dans l’eau — qui pourrait restreindre les ressources alimentaires de certains poissons. Les corégones, par exemple, dont les populations ont nettement chuté dans le Léman et à Neuchâtel. D’autres facteurs contribuent sûrement à cette baisse, comme la compétition interespèces, les conditions climatiques ou les micropolluants, note la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman.

La moule quagga est originaire du bassin. du Dniepr en Ukraine. / © Alamy Stock Photo

Pourquoi ce déclin du précieux zooplancton ? La teneur en phosphore dans les grands lacs suisses a fortement diminué ces dernières années grâce à la réduction drastique des rejets d’eaux usées et agricoles. Dans le Léman, cette teneur a quasiment retrouvé son niveau d’avant eutrophisation, ce processus par lequel des nutriments s’accumulent dans un milieu. Une propreté accrue du lac, qui est une très bonne nouvelle pour de nombreuses espèces, mais qui réduit la ressource alimentaire pour le plancton animal. Certaines espèces qui s’en nourrissent ont pullulé grâce aux activités humaines. Et payent aujourd’hui le prix de ce revirement de situation.

Un autre organisme vivant, discret lui aussi, mais à la population en plein boom, pourrait également avoir des effets systémiques sur les écosystèmes lacustres. Il s’agit de la moule quagga. Depuis son arrivée dans le Léman en 2015, ce coquillage exotique colonise à toute vitesse les lacs et, dans une moindre mesure, les rivières. « La moule est arrivée seulement en 2017 dans le lac de Neuchâtel. On ne sait pas encore quel est son impact sur le poisson. Mais sa prolifération gêne énormément notre travail. Elle occasionne beaucoup de manutention et de nettoyage supplémentaire. On en a toujours plein les filets. Ce qui est inquiétant, c’est qu’on observe toujours plus de moules à toutes les profondeurs », râle Alexandre Bonny.

Originaire d’Ukraine

La moule quagga tire son nom d’une sous-espèce de zèbre éteinte, dont les rayures s’estompaient au milieu du corps. Pour la différencier de la moule zébrée — une autre espèce exotique qui a atteint les lacs suisses dès le XIX esiècle — il faut donc regarder les rayures. Traversent-elles toute la coque ? Si oui, c’est une moule zébrée, si non, une quagga. Sur les rives des lacs suisses colonisées par la quagga, sa cousine a de toute façon déjà entièrement disparu.

La quagga a pris le dessus car elle se reproduit très vite, en générant un nombre énorme de gamètes, plus que toute autre espèce de moule. Elle vit aussi là où d’autres espèces ne peuvent s’aventurer. Elle n’a pas besoin de substrat dur pour s’implanter, même le sable lui est propice. Enfin, le mollusque descend à grande profondeur, à plus de 100 mètres dans des eaux peu oxygénées et froides.

Avec l’aide des humains commerçants, Dreissena bugensis a connu une expansion mondiale depuis le bassin du Dniepr, en Ukraine, dont elle est originaire. La voie vers l’ouest lui a été ouverte en 1992, avec la mise en service du canal qui relie le Danube au Rhin, long de 171 kilomètres. Il permet aux bateaux de relier directement la mer Noire et la mer du Nord en trois semaines. Cette infrastructure titanesque a rebattu les cartes de la biodiversité. « C’est comme une autoroute pour espèces qui viennent d’Europe de l’Est. Dans le Rhin, on a vu une succession de nouveaux organismes. La majorité des espèces exotiques sont sans conséquence sur la faune et la flore locales, mais certaines, comme la moule quagga, peuvent transformer les écosystèmes » analyse Bastiaan Ibelings, professeur spécialiste en écologie microbienne des lacs à l’Université de Genève.

Une écrevisse américaine, autre espèce envahissante, sur un amas de moules quagga. / © Alamy Stock Photo

Nous avons rencontré ce chercheur néerlandais sur les rives genevoises du Léman. Tout en racontant ses quatre vérités sur la moule, il se tient en équilibre sur la dernière marche humide d’un escalier d’un petit port. À travers l’eau translucide, des grappes du coquillage ukrainien sont visibles un peu partout sur les rochers, dans le sable, sur des canalisations.

La capacité de filtrage de cet envahisseur est énorme

Avant d’atteindre les lacs alpins, y compris en France, la moule du Dniepr avait fait le grand saut vers l’Amérique du Nord. Arrivé à la fin des années 1980 outre-Atlantique, le mollusque a vu sa population croître sans cesse depuis, même si les premiers signes de stabilisation sont observés dans certains lacs nord-américains.

Dans une étude comparative publiée en 2023, une équipe de biologistes a démontré que la croissance de la moule quagga dans les lacs alpins est, au bout de cinq ans, au même niveau que celle qui a été enregistrée au même stade voici trente ans en Amérique du Nord. « Selon notre modélisation, la masse de moules quaggas dans les lacs européens pourrait être multipliée par 9, voire 20, d’ici trente ans », dit Benjamin Kraemer, chercheur allemand à l’Université de Constance et coauteur de l’étude. Les universitaires illustrent avec humour que la quantité de moules supplémentaires équivaudrait à « 3 150 éléphants d’Afrique » pour les seuls lacs de Constance, Bienne et Léman.

« Une multiplication par 9, voire 20, d’ici trente ans »

Face à cette déferlante, la communauté scientifique s’attend à de profonds bouleversements pour les écosystèmes lacustres. Car la capacité de filtrage de cet envahisseur est énorme : entre 1 et 2 litres d’eau par jour pour se nourrir de phytoplancton, à la base de la chaîne alimentaire dans ces milieux. Un effet cascade est redouté. Un déclin du phytoplancton, déjà affecté par la baisse de la teneur en phosphore, risque de pénaliser le zooplancton prédateur et, in fine, certains poissons au sommet de la chaîne.

Vers un écosystème benthique

À quoi va ressembler l’avenir sous la surface ? « Les moules quaggas vont transformer leur environnement. Le Léman, c’est un écosystème pélagique: la vie se concentre dans la colonne d’eau, plutôt que sur les fonds. Avec l’arrivée des moules quaggas, la transparence du lac augmente et la répartition de la faune change », analyse le professeur Bastiaan Ibelings.

On note désormais un phénomène dit de « benthification » à l’œuvre dans les lacs colonisés. Avec la transparence accrue de l’eau à cause du filtrage du plancton, la chaleur pénètre plus profondément. Les organismes qui vivent sur les fonds, dits benthiques, comme les algues, bénéficient donc de meilleures conditions pour se développer. « Les poissons qui vivent haut dans la colonne d’eau ne vont pas très bien, car ils ont moins de ressources. Mais les autres populations de poissons, dont celles qui se nourrissent directement des quaggas dans le fond des lacs, s’en sortent mieux. Un pêcheur pourrait se dire que la pêche s’écroule, car telle espèce disparaît, mais d’autres poissons peuvent devenir plus abondants », complète le chercheur Benjamin Kraemer, qui s’appuie sur le cas du lac de Constance qu’il étudie de près. Depuis l’arrivée de la moule dans ces eaux suisses allemandes, plusieurs espèces benthiques, comme la tanche et le gardon, se régalent du coquillage exotique.

La biomasse de moules quagga pourrait être multipliée par 20 d'ici 30 ans dans les lacs alpins. / © S.Jacquet/Cipel

Les biologistes sont unanimes pour qualifier les conséquences de l’arrivée de la moule de plus grand choc pour les écosystèmes locaux depuis le phénomène d’eutrophisation des lacs alpins dans les années 1970. Si, en Suisse ou en France, les politiques environnementales ont permis de ramener, par endroits, les taux d’azote ou de phosphore quasiment au même niveau qu’avant l’eutrophisation, aucune solution ne se dessine pour diminuer les populations de moules.

Des OGM pour stopper les moules?

De jeunes chercheurs de l’Université de Lausanne ont bien réussi, en 2022, à modifier génétiquement une bactérie, pour que cette dernière produise une toxine qui empoisonne le coquillage. Pour Bastiaan Ibelings, cela ne peut pas représenter une solution d’avenir : « Modifier le génome et libérer un organisme OGM, ça ne joue pas. Souvent, on se rend compte que notre connaissance de la complexité des écosystèmes est incomplète et des conséquences inattendues peuvent arriver. »

Il préfère attendre que la nature façonne elle-même son chemin. « En principe, on peut attendre qu’un prédateur ou un parasite trouve cette nouvelle source de nourriture et contrôle naturellement sa population. Aux États-Unis, trente ans après leur arrivée, les moules sont toujours abondantes. Mais dans certains lacs, leur densité commence à diminuer, notamment avec l’arrivée du gobie à taches noires, une espèce de poisson exotique », poursuit le professeur de l’Université de Genève.

Dans les lacs français et suisses, la moule quagga a cependant un avantage pour échapper à d’éventuels prédateurs : la grande profondeur des lacs en comparaison des sites américains. Et plus elle plonge, plus elle grossit, à l’abri des dangers de la surface.

À Chevroux, loin de ces considérations, les baigneurs estivaux vont s’ébahir devant la transparence du lac de Neuchâtel, sans imaginer qu’une petite moule de 4 cm joue un rôle dans ce phénomène par son filtrage de nutriments. Sur les flots, Alexandre Bonny voit cette clarté d’un œil suspicieux. « Quand l’eau est trouble, les poissons ne repèrent pas les filets et la pêche est meilleure. »

Couverture de La Salamandre n°3

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 3  Septembre 2024 - Août 2025
Catégorie

Écologie

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