© THEO TZELEPOGLOU

Mieux connaître la grande migration des anguilles vers les Sargasses

En Camargue, des scientifiques suivent la population d’anguilles depuis vingt-trois ans, afin de mieux comprendre et restaurer leurs voies de migration.

En Camargue, des scientifiques suivent la population d’anguilles depuis vingt-trois ans, afin de mieux comprendre et restaurer leurs voies de migration.

À bord d’une petite embarcation qui prend l’eau, Pascal Cantournet, technicien à l’institut de recherche de la Tour du Valat, navigue au sein des canaux camarguais avec une grande habileté.

Après quelques minutes, il s’arrête et remonte ses filets. « Ah, il y en a une ! », s’exclame-t-il en vidant le contenu de la nasse dans un seau.

Le cycle de vie de l'anguille européenne, une espèce en danger critique d’extinction !

Au milieu de tout petits poissons, une anguille se débat, bien pressée de retrouver la tranquillité des marais. Depuis 1993, l’institut a mis en place un suivi de l’anguille européenne, une espèce en danger critique d’extinction, sur les lagunes du Vaccarès, en Camargue.

Le but de ce travail est de ­comprendre le cycle de vie de l’espèce sur la façade méditerranéenne française, et plus spécifiquement comment les anguilles regagnent la mer depuis les rivières et les marais continentaux.

C’est une espèce de poisson amphihalin, c’est-à-dire qu’elle vit dans l’eau douce et salée à différentes étapes de son cycle de vie. Les larves dites leptocéphales voient le jour dans la mer des Sargasses, au large de la Floride, à plus de 7 000 km de nos côtes. Elles empruntent ensuite le courant du Gulf Stream pour rejoindre l’Europe en se nourrissant de plancton.

Après plusieurs mois de périple, les larves atteignent enfin les côtes européennes, au printemps, et se transforment en civelles.

Elles ressemblent alors à de petites anguilles translucides qui se métamorphoseront en anguilles jaunes, tout en remontant les cours d’eau.

Là, elles se sédentarisent et font des réserves. « Elles peuvent rester des années à ce stade de vie, parfois entre deux et dix ans dans les marais du sud », explique Delphine Nicolas, chargée de recherche en biologie de la conservation des poissons à la Tour du Valat.

«Dans les pays froids ou dans des milieux peu productifs, elles peuvent s’installer vingt, voire trente ans, car il y a moins de ressources. »

Une fois qu’elles ont constitué un stock de graisse conséquent, les anguilles jaunes se transforment en anguilles argentées à l’automne.

« L’œil grossit, le tube digestif s’atrophie, elles profitent des crues et entament une dévalaison des cours d’eau pour rejoindre la mer. Commence alors un périple retour vers leur lieu de naissance pour se reproduire… et mourir. Durant tout ce voyage, les anguilles ne mangent pas, la graisse accumulée sert de carburant pour nager et fabriquer les œufs ou les spermatozoïdes », précise Delphine Nicolas.

Durant tout ce voyage, les anguilles ne mangent pas.

© THEO TZELEPOGLOU. La mise en place de martelières permet de reconnecter des bassins avec les cours d’eau et la mer. Les câbles font office de détecteurs lors du passage des anguilles.

Son équipe essaie de comprendre ces déplacements au sein de deux bassins versants, en amont de l’étang de Vaccarès.

La migration de l'anguille européenne

L'impact de l'humain

Les activités humaines ont en effet transformé les voies de migration en véritable labyrinthe. « La Camargue a été artificialisée pour l’industrie, l’agriculture et la chasse. Certains bassins se retrouvent déconnectés de l’étang et de la mer. Les civelles qui arrivent par le Rhône peuvent par la suite se retrouver bloquées et ne plus pouvoir repartir une fois adultes », souligne la scientifique. Ajoutés à cela, le changement climatique, la pollution, la pêche légale et illégale dessinent un tableau bien sombre.

Le marquage des anguilles

Chaque année, Delphine et ses collègues équipent des anguilles avec des puces électroniques. Leur laboratoire a une allure de chambre opératoire. Dans un seau rempli d’eau, un câble apporte de l’oxygène aux captives.

Difficile d’imaginer que ces poissons ont franchi le détroit de Gibraltar après des milliers de kilomètres de migration, pour se retrouver dans ces marais camarguais.

« On place les anguilles dans un bain anesthésiant pour pouvoir ensuite les mesurer et les peser. Puis, on les endort à nouveau pour pouvoir les marquer », ­détaille Delphine tout en saisissant une anguille. Après avoir dicté à ses collègues quelques mesures des nageoires, du corps et de l’œil, la scientifique remet le spécimen à un technicien pour le marquage. Ces données permettent de déterminer où elles en sont dans leur métamorphose et dans leur préparation à la migration.

Samuel Hilaire, un technicien habilité, pratique une fine incision et intègre une petite puce dans l’animal. Delphine passe un appareil pour tester le bon fonctionnement de l’équipement qui bipe aussitôt. « Nous avons installé des détecteurs de puces sur des ponts et sur des câbles au-dessus de l’eau afin de pouvoir identifier le trajet des anguilles lorsqu’elles repartent en mer », indique Claire Tétrel, conservatrice à l’Office français de la biodiversité.

Elle travaille avec la Tour du Valat afin de recréer des voies entre les bassins. « Le projet fonctionne, puisque des centaines d’anguilles sur le départ ont été détectées cette année suite à nos travaux », confirme Claire Tétrel. Cet après-midi, il ne restera plus qu’à remettre les migratrices à l’eau et suivre leur départ vers le large.

Retrouvez l’intégralité de l’enquête en partenariat avec Reporterre, le média de l’écologie par ici.

Pour aller plus loin...

En 1904, le Danois Johannes Schmidt cherche à ­comprendre d’où viennent les anguilles européennes. Il capture et mesure des larves de leptocéphales pendant plus de vingt ans dans l’océan Atlantique.

Plus la taille des larves leptocéphales diminuaient et plus il savait qu’il se rapprochait du lieu de ponte. C’est ainsi qu’en 1922, il a identifié la mer des Sargasses comme zone de reproduction la plus probable de l’espèce.

En 2022 seulement, une publication a permis de valider la migration des anguilles vers la mer des Sargasses. Des anguilles en provenance des Açores et équipées de balises GPS ont migré pendant plus d’un an ! Toutefois, de nombreux mystères demeurent encore, puisque les scientifiques n’ont jamais trouvé d’œufs ni d’adultes au moment de leur reproduction.

Couverture de La Salamandre n°281

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 281  Avril - Mai 2024, article initialement paru sous le titre "Passeport pour les Sargasses"
Catégorie

Écologie

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