À la recherche des cristaux précieux
Dans les fissures qui entaillent les roches des Alpes, des cristaux émergent du sous-sol. À travers leurs mille couleurs, ces minéraux racontent un pan de l’histoire des montagnes. Reportage en Valais, dans les pas d’un cristallier.
Dans les fissures qui entaillent les roches des Alpes, des cristaux émergent du sous-sol. À travers leurs mille couleurs, ces minéraux racontent un pan de l’histoire des montagnes. Reportage en Valais, dans les pas d’un cristallier.
Des coups de marteau résonnent dans le cirque glaciaire. Au soleil, en équilibre entre les rochers, une silhouette colorée se détache de la face noire et raide. C’est un chercheur de pierres précieuses. Sur la piste d’un trésor, il entaille la pyramide de schiste, dont le faciès n’invite pas à la confiance. L’immense amas de blocs sur lequel est engagé ce drôle d’aventurier ressemble à un tas de Mikado géants. L’équilibre de l’ensemble tient du miracle de chaque instant. D’ailleurs, il suffit de jeter un œil au bas de la paroi pour apercevoir un amoncellement de milliers de pierres, fraîchement emportées – à l’échelle du temps géologique – par la gravité.
Le risque d’en prendre une sur la tête n’effraie pas Sébastien Fragnière. Ce guide de haute montagne parcourt tout l’été les massifs à la recherche des légendaires fours à cristaux, des cavités ouvertes dans la roche et tapissées de minéraux qui ont fait la fortune de quelques cristalliers. Il en est un lui-même. Tellement passionné qu’il case ses courses d’alpinisme entre ses prospections minières, plutôt que l’inverse.
La langue de dolomie
J’attends depuis un bon quart d’heure une vingtaine de mètres en contrebas de la position de Sébastien. Nous sommes vers 3 100 m d’altitude, sur les pentes sommitales du Turbhorn, dans le Binntal : une vallée du Haut-Valais dont les plus hauts sommets marquent la frontière avec l’Italie. Quelques minutes plus tôt, j’avais suivi ce Fribourgeois jusqu’à une fissure d’où il avait extrait, en martelant son burin, un gros cristal – dans le langage commun, le nom donné à des objets géologiques translucides et recherchés. Mais la pointe de quartz était cassée. Une prise pas assez belle, il l’avait laissée là.
Ensuite, je n’ai pas osé suivre Sébastien plus haut sur la face. Pour arriver jusqu’au premier lieu de fouille, nous avions escaladé, avec crampons et piolet, de raides névés. Puis, le bas de la paroi rocailleuse.
Les pointes en acier sous nos semelles mordent facilement la glace, mais c’est une autre histoire dans le pierrier instable. Je suis conscient de mes limites. Sans la sécurité de la corde, mieux vaut stopper là. Alors, j’attends en contemplant le paysage grandiose. À l’est du cirque, on dirait que la montagne dégueule de la glace. C’est de la dolomie, blanche comme la neige. Cette roche sédimentaire présente des reliefs très tourmentés en raison de ses composants, la dolomite et la calcite, qui n’ont pas la même densité. L’érosion les sculpte alors de manière différente.
Observer des roches très variées sur un petit périmètre, c’est la magie de la formation des montagnes. Toutes les 250 millions d’années environ, d’immenses chaînes apparaissent sur notre planète, avant d’être arasées par l’érosion. Puis, le cycle recommence. Une nouvelle collision entre deux plaques tectoniques fait resurgir dans le ciel de vieilles roches d’anciens massifs disparus, mais aussi des sédiments déposés au fond d’une mer ensevelie. C’est le cas de notre langue de dolomie qui s’est formée dans l’ancien océan alpin, comblé lors du rapprochement entre l’Europe et l’Afrique.
La découverte d’une vie
Les minutes passent et les coups de masse s’enchaînent. Je caresse l’espoir que l’alpiniste expérimenté trouve le gros lot, l’une de ces cavités qui contiennent des centaines de cristaux aussi gros que translucides. La veille de notre ascension, Sébastien fouillait encore un four, qu’il a petit à petit vidé de ses pierres pendant trois ans. Ce site, niché sur la face ouest de l’Ofenhorn, est bien plus difficile d’accès que les pentes que nous explorons aujourd’hui. Un violent orage l’a d’ailleurs surpris sur les crêtes, et pendant que je me demandais s’il allait être possible de planter ma tente au camping de Binn, Sébastien se séparait à la hâte de ses outils métalliques avant d’aller se réfugier dans un renfoncement pour éviter de prendre la foudre.
Les cristalliers prennent tous des risques pour fouiller des zones d’éboulis, souvent en marge de glaciers, mais Sébastien place le curseur particulièrement haut, grâce à ses talents de grimpeur. Ce four, à 3 300 m d’altitude, c’est la trouvaille de sa vie. « On l’a découvert il y a quinze ans avec un collègue, mais les pierres étaient gelées entre elles. Il n’était pas possible de creuser. Puis, en y retournant il y a trois ans, j’ai constaté un dégel partiel dû à la hausse des températures. J’ai alors sorti une super belle pointe depuis la glaise. C’est là que je me suis dit que ce four avait un gros potentiel. Peu de temps après, je suis monté avec un petit réchaud que j’ai fait tourner toute la nuit. Ce qui a permis de dégeler une nouvelle zone pour le lendemain. J’ai répété cette manœuvre de nombreuses fois. En creusant, j’avançais toujours plus dans le four. À un moment, c’est devenu presque ennuyeux. Tu sors de nouveaux cristaux tous les jours, rigole-t-il. Un grand four comme ça, je n’en ai jamais fait d’autres. »
L’avalanche
La zone où nous crapahutons aujourd’hui est un nouveau territoire de prospection pour le guide fribourgeois. Assez méconnu des cristalliers, ce cirque glaciaire renferme peut-être un filon hors norme. Les coups de marteau s’arrêtent. « Rien d’intéressant ! », crie Sébastien. Il longe à l’horizontale la paroi en surplomb de ma position. Et soudain, alors qu’il traverse juste à ma verticale, une coulée de blocs se déclenche sous ses pieds. « Attention ! » La scène se déroule comme au ralenti. J’évite les gros projectiles, mais une petite pierre fuse dans mon genou. Le choc est brutal. Le mélange de douleur et de fatigue me fait tourner la tête, mais je ne perds pas l’équilibre. Après quelques secondes, je sens qu’il n’y a rien de cassé. Trois pas. Le genou est en sang, mais fonctionne bien. « Ça va ?», crie Sébastien, « ça va », réponds-je, en dissimulant tant bien que mal ma grimace. C’est bête, mais je n’ai pas trop envie de me plaindre face à ce dur qui a accepté de m’emmener avec lui. Il fouille encore une barre de schiste, à l’accès facile. Sébastien me montre une fissure. « On a une veine avec un petit peu de cristallisation, des pointes de quartz, de la calcite, du mica », détaille-t-il. Comment ces minéraux se sont-ils formés puis sont-ils arrivés là ?
Les Alpes se sont soulevées sous l’effet de la collision de la plaque européenne avec un sous-ensemble de la plaque continentale africaine appelé l’Apulie. Le rapprochement entre les deux plaques a débuté il y a 130 millions d’années. Mais l’arc alpin a vraiment commencé à se soulever il y a 40 millions d’années, une fois que l’océan alpin qui séparait les terres émergées s’est refermé. Ensuite, cela se complique. La plaque continentale européenne est venue s’engager sous l’Apulie. Mais la subduction s’est déroulée difficilement à cause de la faible densité de la croûte continentale européenne, qui n’est pas parvenue à s’enfoncer. Des bouts d’Europe se sont pliés, cassés, avant de remonter par-dessus des morceaux d’Afrique. Ce qui a provoqué un véritable puzzle géologique, dont les spécialistes n’ont pas encore reconstitué tous les mouvements. Et puis, en profondeur, sous l’effet de la pression et de la chaleur, certaines roches se sont même modifiées. Les changements physiques et chimiques provoqués par la pression et la hausse de la température ont complètement réorganisé leur structure minérale. Les géologues les nomment roches métamorphiques. Le schiste appartient à cette famille.
Dans ces roches qui ont subi des pressions énormes, des fractures peuvent apparaître – certaines roches se cassent, d’autres se déforment. Ce sont ces fissures qui abritent des fours à cristaux dans les Alpes, comme dans les massifs du monde entier. La formation des cristaux qui tapissent les fissures alpines s’est déroulée entre -10 à -20 millions d’années. À une profondeur de l’ordre d’une dizaine de kilomètres, des solutions aqueuses chaudes, dans lesquelles étaient dissous des minéraux, atome par atome, se sont infiltrées à l’intérieur des fractures. Lorsque les roches se sont soulevées vers la surface sous l’effet de la tectonique des plaques, la température s’est abaissée et les fluides ont cristallisé pour donner naissance aux merveilles minérales qui incrustent aujourd’hui les flancs de cavités.
Quartz et fluorite
D’une veine verticale, Sébastien sort un petit cristal de quartz, magnifiquement translucide avec sa forme classique hexagonale. Cette structure est liée à l’organisation des atomes du quartz – un atome de silicium pour deux d’oxygène.
Ce n’est pas un hasard si ce passionné extrait le plus souvent du quartz des entrailles de la montagne. Il s’agit du minéral le plus abondant sur Terre. Au Moyen Âge, tous les cristaux étaient d’ailleurs appelés quartz. Ce minéral est le constituant principal du sable des rivières, du grès et des roches dites magmatiques, comme le granit. Ces dernières proviennent, comme leur nom l’indique, du refroidissement du magma, à l’air libre ou en profondeur. Plus elles refroidissent loin sous la surface et donc lentement, plus la taille des cristaux qui les composent sera massive.
Revenir bredouille n’est tout de même pas si fréquent pour le quadragénaire de la Gruyère, qui, dans la descente, s’extasie devant un bouquet d’edelweiss. Au fil des années, il a appris à lire les formations géologiques de la vallée. « Le Binntal, au début, je n’y comprenais rien par rapport au massif du Mont-Blanc, qui est tellement simple avec du granit de haut en bas. Ici, à l’inverse, il y a beaucoup de sortes de roches différentes et elles sont réparties dans un grand bazar. Mais une fois que j’ai compris comment ça fonctionnait, j’ai commencé à rentrer avec des caisses de cristaux. » Chez lui, à Bulle, les curieux peuvent passer acheter certaines de ses trouvailles. Pas les plus belles pièces, qu’il conserve jalousement malgré leur valeur. En 2023, il a tout de même cédé une éblouissante fluorite verte, qu’il avait dénichée avec son compère Jacques Grandjean au-dessus du glacier de Fiesch, dans les Alpes bernoises. Elle est exposée au musée de la Nature, à Sion. Sa couleur, un vert presque fluorescent, et sa géométrie octaédrique reflètent un petit bout de l’histoire des montagnes.
C’est le cas du granit, qui renferme du quartz, du mica et du feldspath, et, au grand plaisir des cristalliers, se casse lui aussi face aux forces telluriques. Lors de la formation des Alpes, des roches magmatiques anciennes ont émergé du sous-sol et composent par exemple très majoritairement le massif du Mont-Blanc, qualifié de massif cristallin.
Nous entamons la redescente. La lassitude est toujours un danger en montagne. Quand les difficultés objectives diminuent, l’esprit et le corps se relâchent et les accidents se produisent fréquemment dans ces temps faibles. Je redouble donc de vigilance quand nous regagnons la prairie et louvoyons dans un terrain très raide le long d’un torrent asséché. La marche est tout de même bien plus aisée sans les crampons. Un vautour fauve patrouille dans le ciel, attend-il une erreur de notre part ?
Les moutons sont enfin là, dans les reliefs plus doux. Je prends une grande inspiration. À l’oxygène aspiré par mes narines se mêlent des sentiments contrastés : soulagement et bonheur. Comme le dit souvent Sébastien Fragnière aux gens qui l’interrogent sur sa passion brûlante, le principal est de revenir vivant. Qu’a le cristallier dans la besace, après cette longue matinée à arpenter les pierres du Binntal ? « Je n’ai rien rapporté, ça arrive. Je voulais aller dans cette zone pour voir à quoi ça ressemble. Comme il y a de la neige un peu partout en haute altitude cet été, autant aller explorer de nouveaux endroits pour ne pas perdre son temps. Mais je ne reviendrai pas ici », rigole-t-il. Cet aspect aléatoire de la chasse aux minéraux illustre la difficulté à trouver des pierres précieuses. C’est aussi une sorte d’équilibre, ainsi les cristalliers ne pillent pas la montagne de ses ressources.
Le saviez-vous ?
Paradis minéral
Le Binntal, surnommé le Paradis des minéraux, doit sa richesse minéralogique à sa géologie particulière. Tout d’abord, un gisement de dolomie blanche occupe une partie de la vallée. Dans cette roche sédimentaire datant du Trias (-250 millions d’années) se concentre une accumulation de minéraux primaires (plomb, argent, arsenic...), qui ont subi d’importantes transformations avant de cristalliser. Dans la mine de Lengenbach, 53 minéraux ont été découverts pour la toute première fois sur Terre. Deuxième richesse du Binntal : la nappe du Monte Leone avec des roches métamorphiques bien plus dures. Dans les fractures du gneiss ou du micaschiste, des fluides hydrothermaux ont circulé donnant naissance à des cristaux recherchés.
« Aller aux cailloux »
Depuis des siècles, les montagnards connaissent l’existence des cristaux. L’âge d’or des cristalliers s’étend entre le XVIIe et le XVIIIe siècle dans les Alpes. Les plus beaux minerais sont alors vendus aux tailleries où les pierres précieuses sont façonnées. Mais au XIXe siècle, le début de l’extraction industrielle prive les cristalliers de ce marché. Aujourd’hui, les plus beaux cristaux sont vendus aux collectionneurs. Les chercheurs de pierres précieuses ne vivent plus de leur prospection, qui est plutôt une activité annexe. Un code d’honneur régit les recherches. Un cristallier qui découvre un four peut l’exploiter en exclusivité pendant trois ans, après y avoir apposé ses initiales. Il est interdit d’utiliser des explosifs ou des machines. Certaines localités bannissent la pratique, d’autres exigent une autorisation.
Trois roches
C’est l’une des règles de base de la géologie : toutes les roches se transforment sans cesse au cours de leur longue vie. Sous l’effet de l’érosion, des roches magmatiques, formées par le refroidissement du magma, deviennent par exemple des sédiments. Ensuite, ceux-ci se cimentent pour devenir des roches sédimentaires. Ces dernières peuvent ensuite se métamorphiser sous l’effet de la pression et de la chaleur provoquées par la tectonique des plaques pour encore changer de nature et se transformer en roches métamorphiques.
Origines
Cette photo illustre à merveille les parcours très divers qu'ont empruntés des cailloux pour s'entasser dans le même pierrier. Les roches claires et brillantes sont des gneiss. Ces anciens sédiments vieux de plus de 250 millions d’années se sont déposés dans un océan disparu avant de changer de nature sous la pression et la chaleur de mouvements tectoniques. Les cailloux aux reflets bleu-vert sont des morceaux de prasinite. Ces anciennes laves datées de 200 millions d’années se sont métamorphisées lors de la formation des Alpes pour prendre leur forme actuelle.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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