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Les tourbières, nos alliées pour le climat

Elles hébergent une faune et une flore rares et menacées, filtrent et épurent d’importantes ressources en eau et sont aujourd’hui reconnues comme un enjeu clé dans la lutte contre le réchauffement climatique. Autrefois exploitées et considérées comme insalubres, les tourbières sont désormais protégées et réhabilitées à grand renfort de travaux. Chaussons les bottes et direction le Haut-Jura.

Elles hébergent une faune et une flore rares et menacées, filtrent et épurent d’importantes ressources en eau et sont aujourd’hui reconnues comme un enjeu clé dans la lutte contre le réchauffement climatique. Autrefois exploitées et considérées comme insalubres, les tourbières sont désormais protégées et réhabilitées à grand renfort de travaux. Chaussons les bottes et direction le Haut-Jura.

« C’est un temps idéal pour les tourbières ! », reconnaît Quentin Ducreux, chargé de projet au parc naturel régional du Haut-Jura. Sous une pluie bienfaitrice, tout à fait à l’image de la météo locale du printemps et de l’été 2024, le biologiste et ses collègues accueillent sur le terrain des spécialistes de toute l’Europe. Le colloque international sur les tourbières qui se déroule durant trois jours en cette mi-mai est en effet l’occasion de riches échanges d’expériences entre les scientifiques.

La théorie du cornichon

Pourquoi protéger ces sombres marécages ? C’est la question qui est parfois posée aux gestionnaires d’espaces naturels. Tout simplement pour préserver un habitat rare, ainsi qu’une flore et une faune uniques. C’était l’objectif principal du premier programme européen LIFE mis en œuvre entre 2014 et 2021 dans les tourbières du massif. Une synergie sans précédent entre associations, sites Natura 2000, réserves naturelles et administrations, pour un total de 55 sites réhabilités sur 32 communes dans les départements du Doubs et du Jura.

« Ce premier volet a permis d’améliorer le fonctionnement de 15 % des tourbières régionales, avec un focus principal mis sur leur biodiversité », précise Aurélien Hagimont, chargé de mission à l’EPAGE Doubs-Dessoubre. Le liparis de Loesel (une orchidée), la leucorrhine à gros thorax (une libellule) ou le fadet des tourbières (un papillon) sont quelques-uns des grands gagnants de cet engagement inédit, l’un des plus ambitieux réalisés en Europe de l’Ouest sur ces milieux. *« La tourbière des Douillons, où nous nous *trouvons aujourd’hui, a fait l’objet de travaux en 2016 dans le cadre de ce programme. Les suivis faunistiques montrent que la biodiversité a vite réagi positivement », se réjouit le spécialiste sous son parapluie.

30%

du carbone mondial piégé dans les sols se trouve dans les tourbières qui représentent pourtant seulement 3 % des terres émergées de la planète.

La visite d'une tourbière réhabilitée à bois-d'Amont dans le Jura. Crédit : Jean-Philippe Paul.

Pour bien saisir ce qui est quasi invisible à l'œil du néophyte, il faut comprendre que la principale menace pour une tourbière est de perdre son eau, comme pour une éponge. Que ce soit pour le chauffage familial ou pour le commerce de terreau et engrais, l’exploitation de la tourbe – aujourd’hui interdite en France – par le passé a nécessité l’assèchement de ces espaces. Aurélien Hagimont montre du doigt les traces d’anciens drains désormais fermés et comblés par les travaux : *« La tourbe ne peut continuer à se former que si le milieu est saturé en eau et s’acidifie pour bloquer la dégradation de la matière végétale et permettre son accumulation. Imaginez un cornichon à l’air libre dans une litière forestière, il va être dégradé en quelques jours, alors que noyé dans son bocal *de vinaigre et sans oxygène, il se conserve très longtemps. C’est le même principe ici.»

Très concrètement, la méthode consiste à construire des barrages enterrés, en bois ou en métal, pour stopper les anciens écoulements artificiels et inonder à nouveau la tourbière. Hydrologues et biologistes se concertent pour ajuster leurs façons de faire. « Nous nous sommes inspirés de l’expérience de nos voisins suisses et des travaux qu’ils ont menés dans le secteur de La Chaux-de-Fonds par exemple », reconnaît Aurélien Hagimont. La tourbière est un habitat fragile, les entreprises sont soigneusement choisies et les engins utilisés, bien que massifs, ont une faible portance, inférieure à celle d’un piétinement humain.

Prison à vie pour le carbone

Forts du succès de ce premier programme LIFE, les différents acteurs ont pu monter un second volet, axé sur le climat, pour la période 2022-2029. C’est dans ce cadre que les spécialistes européens des tourbières se sont réunis en colloque dans le Jura ce mois de mai. Les enjeux de biodiversité et de ressource en eau peuvent sembler évidents lorsqu’on admire ces jolis marais colorés ponctués de bouleaux et de pins. Mais le lien avec le climat est nettement moins flagrant de prime abord. « Il s’agit en fait d’éviter la libération du carbone qui a été lentement et longuement piégé au cours des derniers millénaires », précise Quentin Ducreux, chargé de mission LIFE Climat tourbières du Jura devant son auditoire chaussé de bottes.

*« Nous ne pouvons pas revenir en arrière, une tourbière exploitée est irremplaçable. Ce que nous tentons, c’est de réenclencher leur fonctionnalité pour l’avenir et pérenniser leur rôle de *piégeage », renchérit Aurélien Hagimont. Que pèsent les petites tourbières du Jura dans le défi climatique ? Les biologistes estiment faire leur part, mais ils ont conscience que la bombe à retardement climatique se situe dans les millions d’hectares de zones humides du Grand Nord et dans le permafrost. « Dans les sept années de ce nouveau programme, nous allons rétablir le bon fonctionnement de 70 nouvelles tourbières pour un total de 500 ha », rappelle fièrement Emilie Calvar, coordinatrice du LIFE Climat tourbières du Jura. Avec la restauration de 18 km de cours d’eau et la neutralisation de 36 km supplémentaires d’anciens drains, les gestionnaires engagés conjuguent leurs efforts.

30 t

C’est en équivalent carbone la masse de gaz à effet de serre que libère un seul hectare de tourbière dégradée ou asséchée par an. Soit autant qu’une voiture parcourant 150 000 km.

Le fadet des tourbières est un papillon menacé par le recul de ces zones humides. / © Karmena - stock.adobe.com

Changement d’échelle

Après les visites de terrain, les scientifiques se joignent aux habitants curieux, dans une salle comble, pour une conférence du plus grand spécialiste de la question, le Néerlandais Hans Joosten. Le professeur en Études des tourbières et paléoécologie à l’Université de Greifswald (Allemagne) confirme, chiffres à l’appui, que les milieux tourbeux sont le puits de carbone le plus efficace au monde, nettement plus que l’ensemble des forêts de la planète. « 88 % des tourbières sont encore en état dans le monde », se rassure le chercheur.

Citant l’exemple de l’Indonésie qui a réhumidifié 3,7 millions d’hectares de tourbières, il rappelle que ces habitats, que l’on associe spontanément aux montagnes et aux régions froides, existent aussi en milieu côtier et en zone tropicale. Pour le scientifique, l’agriculture céréalière est la principale menace pesant sur ces milieux humides, évoquant l’espoir que pourrait représenter la paludiculture – culture du roseau – pour divers usages comme les matériaux de construction, les isolants thermiques ou le papier. « Il faut promouvoir financièrement une agriculture qui a besoin d’inonder des terres plutôt qu’une agriculture qui veut les assécher, comme elle le fait tristement depuis des décennies », clame avec conviction celui qui a orienté le GIEC sur cette problématique.

Sans concession, alors que fromage et charcuterie font la notoriété de la terre d’élevage qui l’accueille ce soir-là, Hans Joosten pointe la nécessité de modifier drastiquement les bases de la nourriture humaine. « Le régime alimentaire préconisé par l’Organisation mondiale de la santé, s’il était suivi, permettrait de diminuer de 61 % les surfaces agricoles de la planète », autant d’espace qui pourrait être dédié au vivant et au stockage de carbone selon lui.

Au-delà du contenu de nos assiettes, une façon concrète d’agir pour la sauvegarde des tourbières et la lutte contre les gaz à effet de serre, c’est de renoncer au terreau à base de tourbe, encore largement commercialisé dans les jardineries puisque certains pays autorisent toujours l’extraction de cette précieuse ressource…

Cet article est issu du hors-série S+ n°3 "Eau", qui est disponible depuis septembre 2024. Commandez-le sur notre boutique.

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