Une intelligence artificielle inspirée par les fourmis
A pas de géant, la robotique s'inspire de l'intelligence collective des insectes sociaux. Entretien avec l'éthologiste Guy Theraulaz, du CNRS de Toulouse.
A pas de géant, la robotique s'inspire de l'intelligence collective des insectes sociaux. Entretien avec l'éthologiste Guy Theraulaz, du CNRS de Toulouse.
Guy Theraulaz, l'intelligence collective, c'est quoi exactement ?
Trouver ensemble des solutions à des problèmes qu'on ne peut résoudre seul.
Chez les fourmis, cela se manifeste de quelle manière ?
Chez ces insectes, l'intelligence collective naît des interactions entre les individus. Elle leur permet de construire des nids à l'architecture sophistiquée ou de trouver le chemin le plus court pour atteindre une source de nourriture. Seule, une ouvrière n'y arriverait pas. Mais en groupe, quelle efficacité !
Et qui mène la danse dans la fourmilière ?
Personne, ce qui est fascinant ! Jusqu'au début des années 80, on croyait que la reine était une sorte de leader qui donnait des instructions aux ouvrières. Or, rien de tel. En réalité, les fourmis travaillent sans chef, ni plan, ni objectif prédéfini. C'est leur capacité à communiquer en balisant l'environnement de messages chimiques qui est la clé de leurs exploits. Comme un Petit Poucet, les ouvrières laissent des phéromones sur les pistes qu'elles empruntent pour retrouver leur chemin.
Ces marques fonctionnent alors comme des panneaux indicateurs...
Précisément. Tentons une expérience : on propose à un groupe de fourmis un labyrinthe à deux branches qui mènent toutes les deux à de l'eau sucrée. Une branche est courte, l'autre plus longue. Au départ, les fourmis choisissent au hasard l'un des deux chemins. Bientôt, la voie la plus courte se retrouve plus marquée de phéromones, car les insectes qui l'empruntent la parcourent plus vite. Par effet boule de neige, la piste attire d'autres ouvrières, et au final, toutes empruntent le passage le plus rapide. Nous avons testé des fourmis dans des labyrinthes beaucoup plus compliqués, et cela fonctionne également. Une série de comportements simples permet donc de résoudre des problèmes complexes.
Comment êtes-vous passé de l'étude du vivant à l'intelligence artificielle ?
Grâce à une rencontre fondamentale. En 1992, j'étais étudiant en postdoctorat à l'Institut des Systèmes Complexes de Santa Fe, aux Etats-Unis. J'y ai rencontré Eric Bonabeau, qui suivait les mêmes cours d'été que moi. Il cherchait un toit, je l'ai hébergé, et c'est sur un coin de table que nous avons devisé sur l'intelligence des fourmis. Lui avec ses connaissances d'ingénieur en télécommunications, moi avec mon savoir d'éthologiste. Nous réfléchissions aux moyens d'adapter nos connaissances au domaine de l'intelligence artificielle...
Aujourd'hui, quelles sont les applications ?
Je vais vous étonner ! Les téléphones portables doivent beaucoup aux fourmis. Quand on parle dans le combiné, le message est découpé en paquets qui circulent de nœud en nœud sur un réseau. Puis ces paquets sont reconstitués à l'arrivée pour livrer le message à l'oreille de notre interlocuteur. Le but : que le message arrive le plus vite possible – c'est de l'ordre de la milliseconde. Il y a souvent des encombrements sur le réseau, il faut donc être capables d'orienter les paquets vers le chemin le plus court.
Ce sont des fourmis virtuelles, sous forme de programmes informatiques, qui trouvent la voie la plus rapide. Elles circulent en parallèle au réseau, analysent le temps qu'elles mettent d'un nœud à un autre et déposent une phéromone virtuelle. Si la circulation va vite, elles marquent beaucoup. Un passage encombré, elles marquent peu. Et orientent ainsi nos appels !
Les fourmis amies des télécoms... Et certainement aussi de la robotique ?
Tout à fait. Pendant longtemps, et encore aujourd'hui, les roboticiens ont cherché à construire des machines sur le modèle de l'intelligence humaine : le robot perçoit son environnement, construit une représentation du monde, puis élabore une stratégie d'action. Extrêmement compliqué ! Au final, ces machines bardées de capteurs fonctionnent mal et sont très fragiles. Les insectes offrent, quant à eux, une approche minimaliste, que nous étudions avec mon groupe de recherche. Grâce à eux, on produit de nombreux robots plus simples, plus robustes, moins chers et qui atteignent efficacement leur but. Ils possèdent un minimum d'intelligence et se montrent plus performants que les humanoïdes.
Dites-nous-en davantage sur ces robots-fourmis...
Notre équipe collabore avec l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. Nos collègues suisses ont conçu et réalisé ces petits cubes à deux roues. On propose aux robots le même problème qu'aux fourmis : trouver le plus court chemin pour atteindre une source de nourriture virtuelle. Quand ils la trouvent, les robots reçoivent un signal et passent alors en mode « dépôt de phéromone ».
Au-dessus du labyrinthe, une caméra repère la position de chaque mini-engin et envoie cette information à un ordinateur qui projette, derrière le robot, un rond de lumière bleue. Voilà sa phéromone de piste. Chacun est doté d'un capteur lumineux et est attiré par les endroits où la densité lumineuse est la plus forte. Au fur et à mesure de leurs déplacements aléatoires, les robots créent eux aussi des pistes. Et trouvent le chemin le plus court. Comme celle des fourmis, la trace disparaît avec le temps.
Projetons-nous. Que feront les robots du futur ?
Nous en sommes au stade de l'exploration. Je pense au domaine biomédical et à l'action de nanorobots devant coopérer pour exécuter une opération. Aux Etats-Unis, Sandia National Laboratories tente par exemple d'élaborer un groupe de Snowbots capables de rechercher des victimes d'avalanches. Trouvera-t-on encore d'autres utilisations ? Le futur nous le dira !
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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