Des banques de graines sauvages pour semer l’espoir
Les graines valent plus que tout l’or du monde. Les banques de semences en ont bien conscience. L’une d’elles nous ouvre ses portes à Bailleul, dans le Nord de la France. Quarante-huit heures entre jardins et frigos.
Les graines valent plus que tout l’or du monde. Les banques de semences en ont bien conscience. L’une d’elles nous ouvre ses portes à Bailleul, dans le Nord de la France. Quarante-huit heures entre jardins et frigos.
11 septembre, 14 h 40
Après une averse inespérée, les parterres fleuris du Conservatoire botanique national (CBN) de Bailleul étanchent leur soif. Vianney Fouquet, chargé de mission en éducation et formation, pousse le portail du jardin conservatoire, une parcelle fermée au public. Cernés par une haie, une centaine de carrés de culture impeccablement alignés parmi le gazon prennent un petit air de Versailles. Mais nul étalage ostentatoire de richesse.
« Ce sanctuaire des raretés recueille près de 100 espèces sauvages menacées de disparition dans les Hauts-de-France, explique le jeune homme. Un sort qui concerne 13 % des 1 500 espèces de plantes vasculaires indigènes que compte la région. En détruisant et polluant les milieux naturels, l’être humain éradique sciemment le vivant qui garantit l’habitabilité de la Terre et participe à sa beauté... » C’est suite à la prise de conscience des menaces pesant sur la flore dans les années 1970 que sont nés les douze CBN de France. Leur mission ? « Étudier, préserver et faire connaître la flore locale et ses habitats naturels », résume le guide nature.
15 h 15
L’odeur puissante d’une camomille nous accoste au passage. « La région étant essentiellement calcaire, cette amatrice de sols acides ne se trouve que sur la Côte d’Opale », indique Vianney Fouquet. Sur une autre placette, un tas de cailloux accueille de la laitue vivace, avide de calcaire. Ailleurs, un bassin de tourbe inondé héberge du trèfle d’eau. Chaque station offre ainsi des conditions culturales particulières.
Plus loin, l’écologue s’agenouille près d’un carré de terre nue où courent des tiges grêles surmontées de coquettes fleurs lilas. « Voici la star du jardin : la violette de Rouen. Elle ne pousse qu’à un endroit sur Terre, les éboulis crayeux de la vallée de la Seine. Pour répondre à son besoin de sols en mouvement, où elle peut défier toute concurrence, les jardiniers perturbent régulièrement le substrat. Avec moins de 3 000 pieds à l’état sauvage, cette rareté a été menacée par un projet de contournement routier. Ici, on abrite une centaine de réfugiées sur 3 m2. On alerte, mais on ne peut pas militer », glisse-t-il avec une pointe d’amertume.
17 h 06
Partout mûrissent imperceptiblement des graines. Certaines sont ici parmi les dernières de l’Univers… Comment éviter qu’elles ne disparaissent à jamais ? « Le CBN cherche d’abord à préserver les milieux naturels in situ par des inventaires, comme par l’accompagnement des gestionnaires de sites, des collectivités territoriales et des citoyens, explique le chargé de mission. Puis vient la conservation ex situ. L’objectif est de lutter contre la disparition des espèces en les cultivant dans ce jardin conservatoire. En parallèle, on stocke leurs graines vivantes au froid, avant d’éventuelles réintroductions. »
Enfin désaltéré, le jardin dégage un calme de fin d’été. Les claquements d’ailes de pigeons ramiers résonnent parmi les grands arbres. Une libellule file entre les anciennes fermes de brique du CBN. Chacun de ces bâtiments est désormais gardien à sa manière d’une mémoire végétale centenaire : une bibliothèque de plus de 75 000 ouvrages botaniques, un herbier de quelque 80 000 planches parfois bicentenaires et la fameuse banque de graines réfrigérée. Banque, le mot fait songer au monde financier qui se paie notre tête et creuse la dette écologique. Pourtant, il est aussi synonyme d’espoir, selon la nature de sa trésorerie.
12 septembre, 10 h 02
Le soleil matinal inonde la salle de préparation des semences, une pièce aux allures de laboratoire. Comme bercée par le ronronnement des frigos en arrière-fond, Bertille Asset prépare méticuleusement des graines en vue de leur long sommeil. Elle saisit un sachet d’Iberis intermedia ssp. intermedia, une rareté endémique de Normandie. « Chaque année, on récolte avec mes collègues botanistes sur le terrain les semences d’une quarantaine d’espèces, et je m’occupe de les conditionner », commente la chargée de projets scientifiques. Les petits bébés ibéris sont passés au tamis pour les débarrasser des restes d’enveloppes et de pétales.
Un passage dans une colonne à air pulsé complète le tri en soufflant les débris les plus fins.
« Contrairement aux banques de graines agronomiques, je ne sélectionne pas les plus grosses : toutes ont leur chance et participent à la diversité de l’espèce. À la seule condition qu’elles soient capables de germer », explique la botaniste tout en coupant quelques semences afin d’évaluer à la loupe binoculaire leurs réserves nutritives, signe de viabilité.
10 h 39
Les rescapées du scalpel sont pesées, comptées et placées dans un dessiccateur. Là, un lit de granulés de silicagel absorbera durant plus de deux mois 90 % de leur humidité. « Ces semences sont dites orthodoxes, elles supportent la dessiccation comme la majorité des espèces en Europe. À l’inverse, les récalcitrantes comme les graines des saules ou des chênes ne peuvent être conservées que dans des chambres froides humidifiées », précise la scientifique en sortant du dessiccateur un ancien lot prêt.
Après une pesée, place au conditionnement dans des emballages aluminium sous vide. « Préservées de l’humidité, privées de lumière et d’oxygène, elles vivent au ralenti, stoppent leur développement et gagnent en longévité », détaille la botaniste qui place les sachets dans l’un des coffres-forts du lieu : un simple congélateur. Deux tiers du lot sont conservés dans cette banque passive à - 20 °C, rejoignant ainsi les 44 millions de graines de 590 espèces conservées au CBN. Le tiers restant rejoint le frigo à + 5 °C, une banque servant à réensemencer les milieux naturels et à faire des tests de germination.
11 h 20
Justement, la biologiste va tester si ses protégées sont encore capables de germer. Les lots les plus anciens, âgés de plus de 30 ans, sortent encore très bien de leur torpeur, mais pour combien de décennies ou de siècles encore ? Avec un recul au niveau mondial de quelques dizaines d’années seulement sur ce système de conservation, le mystère demeure total.
Après avoir accoutumé quelques graines à l’air ambiant, la botaniste les transfère à la pince dans une boîte de Petri, sur un coton humide. La soucoupe de verre rejoint une chambre de culture où la température et la lumière sont adaptées à l’éveil des plantules. « La sortie du frigo est une manière de dire aux semences : réveille-toi, c’est le printemps », sourit la scientifique. Certaines dormeuses demandent des subterfuges supplémentaires : une alternance de températures, divers réglages d’humidité et de lumière ou encore un passage au papier de verre. « Mais parfois la nature garde secrète la formule magique. Pour la fritillaire pintade, je n’ai pas trouvé la recette en laboratoire, mais il suffit de faire un semis en terreau et la réussite est totale ! Ce grand mystère est magique », s’émerveille Bertille.
13 h 08
Toute cette énergie déployée à alimenter une banque de semences en vaut-elle la peine ? Pour Bertille Asset, si les réserves de graines naturellement présentes dans le sol s’appauvrissent du fait des activités humaines, alors c’est notre devoir de créer des substituts sécurisés. Nous arpentons désormais le jardin de conservation et la gardienne de semences étaye sa réflexion. Le travail du CBN va au-delà de l’utilitarisme, comme c’est le cas des banques agronomiques. Il vise la sauvegarde du patrimoine naturel et le maintien de réseaux écologiques fonctionnels, par ailleurs essentiels pour l’humain. « Avec le changement climatique, on ne sait pas si les graines figées dans le congélateur à un instant T engendreront une descendance encore adaptée au site, mais qui sait. Plus on sauvegarde la variété génétique d’une espèce, plus elle pourra faire face », assure la scientifique.
13 h 20
Il en faut de la confiance. Les opérations de multiplication de graines, de mise en culture et de réimplantation sur site se soldent par un échec trois fois sur quatre. C’est le cas du crambe maritime qui nous fait face avec ses larges feuilles. « Cet ancêtre de nos choux cultivés pousse sur le littoral des Hauts-de-France et pâtit encore de projets d’aménagement de ports ou de digues, alors même qu’il est protégé », s’exaspère Bertille.
Pour qu’un essai soit anéanti, il suffit de légères variations dans l’humidité ou le pH du sol, d’une concurrence racinaire, de l’arrivée d’espèces envahissantes ou encore que les champignons ou bactéries partenaires répondent absents. Contrairement au crambe, le millepertuis des marais a eu plus de chance : suite à la destruction d’une population dans le Pas-de-Calais par la construction d’un lotissement, il a été réintroduit avec succès en 2016 sur un site voisin.
13 h 50
L’étape de multiplication n’est elle-même pas garantie. Parmi les plantes que l’on visite au jardin, certaines raretés produisent naturellement très peu de semences, comme la tulipe sauvage. La sanguisorbe officinale, éteinte dans les Hauts-de-France, ne fait même plus de graines pour des raisons mystérieuses. Quant à la pauvre antennaire dioïque, elle ne peut pas se reproduire faute de partenaire de sexe opposé trouvé dans la région.
Les conservatoires échangent peu leurs semences, sauf s’il faut redynamiser une population devenue consanguine. Car chaque espèce se décline en écotypes, des populations adaptées aux conditions locales, avec leurs spécificités inscrites dans leur ADN. Vianney Fouquet, qui nous a rejointes, donne l’exemple du bleuet. « Cette gracile compagne des champs de céréales n’a rien à voir avec les variétés bodybuildées des jardineries. Elles en mettent plein les yeux, mais offrent peu de nectar et de pollen aux insectes. » Pratiques, les semences prennent peu de place quand elles sont conservées, mais elles contiennent en germe toute une richesse de paysages. Bertille rêve des programmes ambitieux qui ont cours en Angleterre ou en Belgique : « En Wallonie, le programme LIFE Herbages restaure notamment par le semis des centaines d’hectares de pelouses et de prairies. » Mais cela demande des moyens financiers. L’argent, c’est ce qui manque aux banques de graines sauvages. En attendant, des trésors dorment dans les frigos et nous rappellent qu’il est temps de semer l’avenir.
Le saviez-vous ?
Banque mondiale sauvage
Quand il s’agit de sauvegarder la biodiversité végétale non agricole, nul secret bancaire ou blanchiment de graines. La recherche s’organise au niveau international et les connaissances se partagent. Le Millennium Seed Bank Partnership, coordonné par les jardins botaniques de Kew au Royaume-Uni, préserve près de 40 000 espèces sauvages de la flore mondiale en partenariat avec de nombreux pays. Il édicte des recommandations aux banques de graines nationales, telles que celles des CBN en France, la banque de semences nationale suisse basée à Genève et Zurich, ou encore la banque de graines du Jardin botanique de Meise qui couvre la Belgique et le Luxembourg.
Coffre-fort comestible
La biodiversité cultivée s’érode elle aussi : les trois quarts des variétés du globe ont été perdus suite à l’industrialisation de l’agriculture. Ajoutez un défi climatique sans précédent et ce trésor alimentaire est en péril. Pour nourrir le monde dans un futur incertain, où la richesse génétique permettrait de développer des variétés adaptées, les gouvernements épargnent des semences agronomiques dans des banques. Contrairement à leurs homologues sauvages, ces coffres-forts blindés aux mains d’une élite mondiale explosent le budget : béton armé résistant aux séismes, tornades, black-out, incendies ou autres inondations. Pourtant, ils ne sont pas infaillibles : la réserve mondiale de semences du Svalbard, dans l’Arctique norvégien, a essuyé des infiltrations d’eau en 2016 en raison de la fonte du pergélisol suite au réchauffement du climat. La meilleure manière de préserver les graines et de leur donner l’occasion de s’adapter semble bien de les planter.
Les graines de la résistance
Les semences cultivées ont co-évolué avec les sociétés humaines et les territoires depuis des millénaires. Mais ce bien commun est mis en péril par les dépôts de brevet. Issus d’une poignée de multinationales, ils confisquent de nombreuses variétés aux populations locales, principalement des pays du Sud. Ce nouveau visage du colonialisme est dénoncé notamment par la militante écoféministe Vandana Shiva. Dans nos régions, les semences sans valeur agronomique sont libres. Les cultivables ne sont commercialisables que si elles sont inscrites dans les catalogues officiels et ce sont souvent des hybrides stériles. Ce système de réglementation complexe ne répond pas aux objectifs actuels de préservation de l’environnement selon Camille Vallier, chargée de cours en droit à l’Université de Genève, qui s’est penchée sur le cas suisse dans sa thèse de doctorat Semences et droit public. Alors, conserver, multiplier et mettre en culture ses propres graines est devenu un acte de résistance, qui s’organise en réseaux de semences paysannes, grainothèques et autres joyeuses initiatives citoyennes.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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