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Colosses aux pieds d’argile

Un bond dans le temps avec la grenouille des Pyrénées

La grenouille des Pyrénées est endémique de la chaîne franco-espagnole. Mais comment est-elle arrivée ici ? Si l’on remonte loin dans le temps, le formidable arbre généalogique de cet amphibien se ramifie en même temps que se forment les montagnes.

La grenouille des Pyrénées est endémique de la chaîne franco-espagnole. Mais comment est-elle arrivée ici ? Si l’on remonte loin dans le temps, le formidable arbre généalogique de cet amphibien se ramifie en même temps que se forment les montagnes.

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Une vieille histoire se transmet de génération en génération parmi les grenouilles des Pyrénées. Aussi précieuse que l’eau. Il y est question de leurs origines.
Tout a commencé il y a environ 250 millions d’années avec les proto-grenouilles. Petite queue, membres postérieurs à peine plus longs que les antérieurs, elles ne sautaient pas encore vraiment. Ces amphibiens primitifs évoluaient dans un paysage couvert d’une immense étendue d’eau. Des marécages et des tourbières reliaient des terres plus nettement émergées. Alors sont arrivés les premiers dinosaures. Chétifs d’abord, puis toujours plus imposants. À la toute fin du Jurassique, il y a 150 millions d’années, apparaissaient les premières plantes à fleurs et des nuées de pollinisateurs. Il y avait beaucoup de fougères, et aussi des palmiers. Tantôt sec, tantôt humide, le climat convenait aux anciennes grenouilles qui habitaient les lagunes. Elles sautaient de nénuphar en nénuphar en tentant d’échapper aux énormes libellules.

Nombre de ces amphibiens disparurent lors de la grande catastrophe, il y a 66 millions d’années, quand un nuage de poussière satura l’atmosphère tuant les reptiles géants et la plupart des espèces. Pourtant, les petites bestioles semi-aquatiques n’avaient pas dit leur dernier mot. Celles qui survécurent en plusieurs points de la Terre se multiplièrent et se dispersèrent dans un climat incroyablement chaud.

Pendant vingt millions d’années, les conditions ressemblèrent à un paradis pour grenouilles. En Europe, elles coexistaient avec les premières chauves-souris et d’étranges chevaux à l’allure de tapirs. Jusqu’à un nouveau bouleversement. Il y a 34 millions d’années, la composition de l’air changea et fit baisser la température. Ce fut encore une hécatombe parmi les créatures de toutes sortes. De nombreuses grenouilles, comme Thaumastosaurus, disparurent. Elles furent remplacées par leurs cousines asiatiques, qui rejoignirent l’Europe à la faveur de la baisse du niveau des mers.
Sur notre continent, les plus anciens fossiles de ranidés, famille à laquelle appartiennent les grenouilles comme la rousse, sont datés de cette période post-extinction.

Au même moment, sur l’échelle des temps géologiques, le sol vibrait. Le balbutiement des Pyrénées… Dans les profondeurs de la Terre, loin sous les pattes palmées des amphibiens, deux énormes plaques rocheuses s’affrontaient. Leur collision souterraine se mit à plisser les sols en surface. Une faille se créa. Des terrains arrachés à l’écorce terrestre décollèrent d’anciens sédiments et les transportèrent sur de grandes distances. Des centaines de milliers de générations de grenouilles observèrent progressivement les montagnes s’édifier. La terre se soulevait, une chaîne entière se formait. Plus les sommets se rapprochaient du ciel, plus les roches subissaient l’action de l’érosion. Et la mer qui baignait le paysage depuis des temps immémoriaux se retirait peu à peu.

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L’arrivée des glaces

Les Pyrénées dominaient depuis longtemps la région, quand, il y a 2,6 millions d’années, les températures chutèrent comme rarement auparavant en Europe. Alors, une autre période s’ouvrit. Les glaciers qui arrivèrent du nord obligèrent les amphibiens à se déplacer. Certains d’entre eux furent coincés dans des vallées encaissées. Attirées par des cours d’eaux libres, elles s’y établirent et s’adaptèrent à l’univers montagneux et à ce nouveau climat. C’est ainsi qu’apparurent les grenouilles des Pyrénées.

Le milieu dans lequel évoluèrent les premières représentantes de l’espèce n’était pas le même qu’aujourd’hui. Les montagnes se dressaient bien de part et d’autre, mais l’environnement était beaucoup moins forestier. Presque toutes les terres étaient gelées. Les géants de glace avaient recouvert les sommets et les versants. Un manteau blanc s’étalait à perte de vue. Les plaines, quant à elles, étaient tapissées de mousses et de lichens, et ponctuées de rochers et d’arbres nains. Les grenouilles se déployaient dans les cours d’eaux vives des piémonts latéraux moins froids que les larves appréciaient.

Puis, entre deux refroidissements, le climat devenait plus doux. Des genévriers, des bouleaux et des pins colonisaient les reliefs. Plus bas, des chênes et des noisetiers se développaient. À cette époque, il arrivait souvent que les grenouilles captent des vibrations qui s’amplifiaient. Le lit des torrents se mettait à trembler, la pression de l’eau changeait et dehors, le vent se levait. Il y avait de l’électricité dans l’air. Les grenouilles savaient alors que quelque chose se tramait là-haut. Les glaciers gémissaient. Il fallait s’abriter. Avec leurs longues pattes, elles nageaient vers les fissures des berges et se blottissaient sous des dalles de pierre. Elles connaissaient ces endroits pour s’y être déjà reproduites. Elles y avaient chanté et déposé leurs paquets d’œufs gélatineux. Tapies dans l’eau, elles attendaient.

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Des visages au-dessus de l’eau

Des blocs se décrochaient des parois de la montagne. Des avalanches de glace et de débris dévalaient les pentes. Très vite, une pluie de pierres gelées s’abattait sur la vallée. Quelques minutes plus tôt, les eaux du torrent étaient vives et limpides. En un temps record, les courants devenaient fous et des segments entiers s’engorgeaient de graviers, de branches et de fange. La vase s’accumulait, les flots boueux débordaient et inondaient les prairies des vallées. Les grenouilles tenaient bon dans les plans d’eau que les déchets n’obstruaient pas. Puis, tout s’arrêta net.
Lorsqu’elles pointèrent leurs museaux arrondis hors de l’eau, le paysage était méconnaissable. Les alluvions épaisses avaient modifié la physionomie des torrents. Des zones de refuge étaient démantelées, des amas de galets redessinaient les berges, des racines d’arbres gisaient en travers. Les bêtes allaient devoir s’installer dans d’autres cours d’eau.

Peu après ces épisodes chaotiques, les grenouilles détectaient parfois des ondes différentes. Celles-ci étaient plus faibles, mais bien distinctes. Comme un martèlement du sol, lent et régulier. Des pas qui se rapprochaient. Quel animal pouvait progresser ainsi ? Elles se cachaient, car elles devinaient que des groupes marchaient vers le torrent. Des visages finissaient par se pencher au-dessus d’elles et des mains venaient briser la ligne d’eau. Des humains se désaltéraient.

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La vie des grenouilles des Pyrénées était rythmée par la gymnastique de la montagne. Les glaciers descendaient près des ruisseaux où elles habitaient. Puis, ils se retiraient. Même quand ils se faisaient plus discrets, ils sculptaient toujours les reliefs.
Là où ils étaient très lourds, ils rabotaient les sols et repoussaient les versants. Des terrasses se formaient. Dans leur va-et-vient, les terrains sous-jacents se détendaient et se compressaient. Les cycles de cette chorégraphie d’alternance durèrent des centaines de milliers de saisons. Les glaciers restaient les rois de la montagne et fixaient les règles aux êtres vivants qui devaient s’y plier. Puis, les températures augmentèrent plus nettement et les géants blancs commencèrent à lâcher leur emprise.

Il y a environ 10 000 ans, les grenouilles des Pyrénées sentirent que l’âge de glace prenait fin. Alors que, pendant des années, elles s’étaient acclimatées au froid dans des torrents abrités, elles pouvaient désormais suivre de nouveaux cours d’eau pour rejoindre des versants boisés et accueillants. Et grimper plus haut. Une eau liquide plus abondante, mais encore fraîche : des conditions temporairement idéales…

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Nouvelle génération

La terre murmurait cette vieille histoire à une jeune grenouille des Pyrénées d’aujourd’hui. Une langue glaciaire disparue recouvrait le torrent où elle était née. Ses ancêtres avaient quitté de profondes vallées isolées pour fuir le réchauffement. Elle comprit qu’elle faisait partie des ultimes représentantes de son espèce et que les rares névés autour d’elle tentaient, eux aussi, de résister.

Elle était d’autant plus perturbée que l’histoire de vie inscrite dans ses gènes l’avertissait : l’eau du ruisseau était trop tempérée. D’ailleurs, son débit ne cessait de baisser. Ses comparses avaient déjà connu des périodes d’étiage dérisoires et craignaient que le cours d’eau ne s’assèche.

Ces derniers temps, l’air matinal avait perdu de sa fraîcheur. Les températures élevées favorisaient des algues filamenteuses qui devenaient envahissantes. Même les mares qui recueillaient l’eau de fonte des glaciers commençaient à manquer d’oxygène. Les amphibiens ressentaient aussi plus d’éboulements. En l’absence de glace, les terrains des versants perdaient leur ciment naturel. Ils se disloquaient. Ce qui arrivait à la montagne n’était pas normal. Comment les prochaines générations de têtards résisteraient-elles aux rayonnements ultraviolets d’un soleil de plus en plus ardent ?

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La petite grenouille fut prise d’un étrange sentiment. Sans les avoir connues, elle ressentit une nostalgie diffuse des neiges d’antan. Sa montagne semblait fragile. Son torrent perdait de sa vigueur et sa propre espèce était menacée. Hier comme aujourd’hui, le destin des grenouilles des Pyrénées est lié à celui des glaces. Elle se sentit impuissante. « Où irons-nous ? », se demanda-t-elle en songeant à l’histoire de ses ancêtres. « Nulle part, lui répondit une voix intérieure. Nous pourrons peut-être monter encore en altitude, mais cela finira par ne plus être possible. Il n’y a pas d’issue si les choses continuent ainsi. » Elle ne pouvait se satisfaire de cette réponse.

Elle était encore jeune et avait le sens de ­l’aventure. C’est ainsi qu’elle forma le projet de gagner d’autres eaux vives. Mais pour cela, il lui fallait traverser des vallons inconnus. Comme elle fréquentait déjà la terre ferme pour chasser les insectes, elle n’avait pas peur. Elle se prépara avec ardeur au grand voyage puis s’élança, en compagnie de quelques autres, à travers la forêt de hêtres et de pins parasols qui bordait le torrent. Elles s’orienteraient grâce au soleil, aux étoiles et au champ magnétique de la Terre. Avant de partir, la petite grenouille promit de revenir pour informer tout le monde de la découverte de nouveaux lieux à habiter.

Quelques jours passèrent. Plusieurs semaines s’écoulèrent. Puis, des années. Personne ne la revit. On l’oublia. Mais dans le récit de vie qu’elles se transmettaient de génération en génération, les grenouilles des Pyrénées prirent soin d’ajouter un paragraphe dans leur généalogie. Il était dit que la jeune exploratrice et ses compagnes avaient longtemps sautillé dans la montagne et qu’elles avaient réussi à fonder une descendance dans un haut pays, humide et frais.

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Ce récit s’appuie sur des références scientifiques. Damien Germain, spécialiste de l’évolution des grenouilles au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, Alfred Lemierre, postdoctorant au Royal Tyrrell Museum of Palaeontology au Canada et Jérôme Lavé, géomorphologue au CNRS à Nancy, ont conseillé l’auteur, qui s’est également appuyé sur plusieurs sources universitaires et documentaires : La Grenouille des Pyrénées, une endémique de l’ouest pyrénéen (association Cistude Nature, 2014), Genetic uniformity of Rana Pyrenaica Serra-Cobo, 1993 across its distribution range: A preliminary study with mtDNA sequences (Amphibia-Reptilia, 29, 2008), Phylogenomics reveals rapid, simultaneous diversification of three major clades of Gondwanan frogs at the Cretaceous–Paleogene boundary (PNAS, 2017), Rana pyrenaica, une relique des Pyrénées (aranzadi.eus/herpetologia, 2010), Climatic oscillations triggered post-Messinian speciation of Western Paleartic brown frogs (Molecular Phylogenetics and Evolution, 26, 2003), L’Île Pyrénées (Cistude Nature et Mauvaises Graines productions, 2015), La végétation des Pyrénées françaises lors du dernier épisode glaciaire (Institut d’Estudis Ceretans, 2006).

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Couverture de La Salamandre n°285

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 285  Décembre 2024 - Janvier 2025, article initialement paru sous le titre "Un bond dans le temps"
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