Rendez-vous au pied d’un sapin géant
Immersion dans une somptueuse forêt du Jura suisse, à la rencontre du plus grand sapin blanc d’Europe de l’ouest.
Immersion dans une somptueuse forêt du Jura suisse, à la rencontre du plus grand sapin blanc d’Europe de l’ouest.
Il y a eu le sprint fiévreux des cadeaux, la peau du ventre trop tendue et 100 millions de résineux coupés sur Terre au nom de la magie de Noël. Passé le jour saint du consumérisme, j’ai pour ainsi dire le moral dans les chaussettes. C’est alors qu’émerge dans ma tête une chansonnette des Cowboys fringants, « Tu disais qu’le bois y avait rien de mieux pour s’retrouver ». Excellente idée ! Le titre de l’opus, « Au pays des sapins géants », inspire ma prochaine sortie.
Je pourrais fuir la civilisation en me réfugiant dans la forêt vierge de Derborence, en Valais. Ou me perdre parmi les épicéas intouchés de Scatlé, dans les Grisons. Je choisis pourtant de rejoindre une communauté d’arbres immenses où l’humain a sa place. Vite, la forêt de Couvet, dans le massif du Jura suisse, m’attend pour le dessert. Car la fête n’est pas finie.
26 décembre, 11 heures du matin
Mon train s’enfonce dans le féerique Val-de-Travers. Derrière les vitres, les douces montagnes n’affichent pas une tache de neige. « Comme d’habitude», je me surprends à penser. À la gare de Couvet, l’accueil joyeux de Claude-André Montandon me ravigote. Ce forestier, gardien des lieux depuis plus de vingt ans, va me conduire vers un illustre personnage, le sapin président. Le plus grand sapin blanc du pays.
En montant la route forestière, mon guide me présente avec passion le peuplement qui nous environne. C’est ici qu’en 1881 un jeune sylviculteur du nom de Henry Biolay expérimente pour la première fois au monde une technique révolutionnaire de sylviculture, le jardinage. Ce nom poétique cache un véritable savoir-faire (> Jardin d’Éden ?). J’admire le ballet aérien de branches qui se déploient à tous les étages, joué par un quatuor de sapin, épicéa, hêtre et érable, et je suis soufflée d’apprendre que la main humaine y est pour quelque chose. La route bifurque et nous amène au pied du fameux président. Presque déçue, je ne le trouve pas si grand pour 58 m de hauteur. Illusion ! Quand j’apprends que ses voisins s’étirent eux aussi à plus de 50 m, toute l’assemblée prend une autre dimension à mes yeux.
Jardin d’Éden ?
La futaie jardinée est un peuplement où l’on favorise un maximum de diversité en combinant les essences et les classes d’âge. Pionnière en la matière, la forêt de Couvet, dans le canton de Neuchâtel (Suisse), a acquis une renommée internationale. Une partie des individus y est prélevée tous les huit ans sur un secteur donné, ce qui laisse la place aux successeurs naturellement installés. Disposant d’une luminosité optimale, ils peuvent atteindre des tailles magistrales.
Une touche d’amitié
Tandis qu’un renard slalome au loin entre les troncs, Claude-
André s’éclipse. Me voilà seule avec le géant. Son aspect en forme de goupillon ne répond pas aux canons de beauté sapinière, et pourtant il est sublime ainsi. La sensation de retrouver un vieil ami m’invite à enserrer son imposant tronc. Eh oui, j’aime faire des câlins aux arbres. Mais cette fois, avec son 1,5 m de diamètre, j’ai l’impression de m’aplatir contre un mur. Quelle force il dégage !
Sous mes paumes, un duvet de mousses polies par le temps. Plus haut, ce tapis vert laisse progressivement place à une toison de lichens gris argenté ou jaunes. Je lève encore le nez et aperçois une guirlande d’aiguilles d’abord dégarnie, puis de plus en plus dense et anarchique. Tiens, quelques boules de plumes se poursuivent et plongent dans la verdure pour ressortir non loin. Ce sont des mésanges noires, une espèce inféodée aux résineux. Prévoyantes, elles font des stocks de graines et d’invertébrés dans les fissures d’écorce, les touffes de lichens ou entre les aiguilles. À la limite du torticolis, je ne distingue pas la cime. Mais où s’arrête donc cette colonne qui semble porter le ciel ? Plic ! Une goutte de pluie-neige met fin à ma contemplation béate.
Un zeste d’essentiel
À la lecture d’une pancarte, mon imaginaire se catapulte à l’automne 1743. Je visualise une graine ailée se décrocher de son cône sur l’arbre-mère et atterrir ici même après un vol plané. Au printemps suivant, deux forces contraires l’animent. Une petite radicelle s’enfonce dans la terre, tandis qu’une première tige grêle s’élève vers le ciel, bravant la pesanteur. Pour grandir, les besoins de la plantule sont simples : boire la lumière, pomper l’eau minérale, avaler de l’air. C’est avec ce régime des plus minimalistes qu’elle se fait une place dans le monde.
Le temps passe et le jeune arbre grandit. Il assiste à des pluies chantantes et des soleils radieux. Il est le théâtre d’une myriade de petites scènes de vie (> pp. 28-33). Et il brave des sécheresses et des tempêtes inouïes. Aujourd’hui, près de trois siècles se sont écoulés. Le monument continue son expansion, prenant 4 mm en tour de taille et une vingtaine de centimètres en hauteur chaque année. Un vieillard ? Pas si sûr... Deux siècles supplémentaires lui tendent encore les bras, si ce paratonnerre sur tronc ne prend pas un coup de foudre fatal.
Président d’honneur
Née dans le Jura franco-suisse, la tradition du sapin président consiste à élire officiellement un sapin blanc ou un épicéa remarquable dans une région donnée, parfois en grande pompe. En principe, ce statut assure à l’arbre une protection éternelle contre son abattage. Ainsi, un vénérable épicéa de 42 m dans la commune des Fourgs (Doubs) a été intronisé en 1971 avant d’être amputé de 13 m par la foudre en 2013. Le vénérable, âgé de 450 ans, a conservé le titre honorifique et s’est vu protégé par un chapeau de cuivre.
Un nuage de solidarité
À l’ombre du colosse, quelques modestes sapelots et épicéas aux fines ramilles font pâle figure. Je me remémore le passage d’un livre datant des années 1990, selon lequel la société des arbres est fondée sur une compétition sans merci pour conquérir la lumière et s’accaparer les nutriments. Les plus gros écrasant leurs petits voisins. Une vision que je me suis amèrement résolue à assimiler.
Jusqu’à ce que la science avance, aha ! On sait maintenant que chaque arbre est relié aux autres dans le sol, par l’intermédiaire d’une vaste toile fongique à laquelle il connecte ses racines. Une partie des sucres sont redistribués des plus grands aux plus petits. Jusqu’à même parfois alimenter les souches coupées. Que ce partage des ressources soit le fruit d’une volonté ou qu’il soit fortuit, il est. Les arbres se posent-ils d’ailleurs la question de dominer les autres ? Je pense plutôt qu’ils sont animés par un élan de vie spontané vers le ciel. L’appellation républicaine d’arbre président me semble dès lors désuète. Je lui préférerais celle de l’aïeul d’une grande famille soudée.
Une pincée d’humilité
Pourtant emmitouflée de la tête aux pieds, je grelotte et songe à rentrer, quand de fins cris attirent mon attention. Un roitelet huppé fort affairé saute d’une branche à l’autre. J’envie son plumage isolant, muni d’un riche duvet qui retient dix fois plus de chaleur que le polystyrène. Mais le minuscule oiseau de 5 g doit s’alimenter sans cesse pour survivre. L’acrobate se suspend aux rameaux qu’il inspecte méticuleusement de ses grandes billes noires. Je souris à l’idée de voir réunis le roitelet, plus petit oiseau d’Europe, et le roi des forêts. Entre ces deux monarques, qu’un rapport de quatre millions sépare sur la balance, aucun n’a choisi de porter son titre royal. Seul l’humain a tendance à mettre des étiquettes... C’est peut-être pour cela que je me sens si bien dans ce pays d’humbles géants.
Pourtant, je commence aussi à me réconcilier avec mon espèce. Oui, nous sommes capables d’entrer dans la ronde du vivant sans en détruire sa richesse, comme le prouve cette forêt jardinée. Merci, grand sapin, pour cette journée infiniment plus savoureuse que la bûche de Noël avalée hier.
Secrets de grandeur
C’est par un concours de circonstances que les sapins présidents atteignent des sommets. Il y a déjà une bonne génétique et des conditions adaptées, tels un sol profond, fertile et de l’eau accessible. Ensuite, l’arbre doit échapper à la tronçonneuse ainsi qu’à divers dangers naturels. Enfin, dans une forêt jardinée, le géant ne joue pas des coudes avec de proches voisins. Il reçoit alors plus de soleil et prend le vent de plein fouet, ce qui le pousse à solidifier son système racinaire.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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